Le 23 novembre 2021, le Dorothy a eu le plaisir d’accueillir Adrien Louandre pour une soirée d’échange autour de son livre Dieu n’est pas mort en enfer : les chrétiens dans les camps nazis
S’il existe des témoignages poignants sur la présence des chrétiens dans les camps nazis, comme ceux de Geneviève de Gaulle, Edmond Michelet, Éloi Leclerc ou Jacques Sommet, on ne disposait guère jusque-là d’une vue d’ensemble sur cette dimension de la déportation. Jeune historien, Adrien Louandre révèle ici comment ces déportés ont vécu leur foi dans un cadre aussi inhumain. Dieu était-il présent dans l’enfer des camps ? Oui, répond sans hésiter l’auteur, qui l’a perçu à travers les visages et l’existence de ces témoins ordinaires, dont la foi fut mise pourtant à la plus rude épreuve.
Adrien Louandre est diplômé d’un master en histoire de l’Université de Picardie-Jules-Verne. Il est également animateur de réseaux de solidarité.
Nous avons rencontré Annick Coupé, ancienne porte-parole de l’Union Syndicale Solidaires (2001-2014), secrétaire générale de l’association altermondialiste ATTAC depuis 2016.
Après une soirée sur l’histoire du syndicalisme et une autre sur un exemple de lutte à France Télécom, cette conférence conclusive du cycle Syndicalisme organisé au Dorothy cet automne invite à penser les enjeux du syndicalisme pour aujourd’hui.
Quelles sont ses faiblesses et ses forces ? Doit-il se transformer et comment ? Que peut-on espérer de l’engagement syndical pour les années qui viennent ?
Pour cheminer avec ces questions, nous vous proposons une conversation avec une actrice au cœur du renouveau du syndicalisme français depuis les années 1980 : Annick Coupé. Annick a été successivement membre de la CFDT, dirigeante de la CFDT-PTT, fondatrice et dirigeante de Sud PTT et de l’Union Syndicale Solidaires.
Après près de 30 ans d’existence, l’Union Syndicale Solidaires compte 110 000 adhérent·es, ce qui en fait une des principales unions syndicales en France. Les syndicats Sud et Solidaires cherchent à renouveler le travail syndical par la pratique de l’autogestion, l’alliance avec les autres organisations du mouvement social, l’engagement dans les luttes peu habituelles pour les syndicats : les mouvements féministes, écologistes, les gilets jaunes…
Je suis partie quelques jours à Calais, pour me rendre compte d’une réalité dont je n’ai que de vagues informations, et pour être inspirée par les personnes qui oeuvrent là-bas, présentes dans ces marges du monde, qui répondent à l’exigence de l’évènement. Évènement : fait auquel aboutit une situation, tout ce qui se produit, tout fait qui s’insère dans la durée. La situation à Calais n’est pas un simple fait, et elle n’est pas non plus fatale, je m’en rends compte là-bas. Elle pourrait être réglée s’il y avait une volonté politique de le faire. Mais surtout, plus qu’elle ne se produit, elle est produite, par les guerres évidemment, puis par l’État français, par la Grande-Bretagne, par l’Union Européenne, par la mairie.
À la gare, je suis accueillie par Philippe et Abdullah. Philippe est jésuite, il vit dans une maison avec des exilés. Abdullah est un de ses colocataires, il vient d’Afghanistan. C’est chez eux que je suis accueillie quelques jours. Ils sont plusieurs par chambre. Philippe dort sous la tente, sur le terrain devant la maison, avec Michel. Parce qu’en face il y a la « crèche », c’est une maison diocésaine que le Secours Catholique a aménagé en lieu d’hébergement. La mairie cherche à décourager cette initiative, pour l’instant par la visite d’une commission de sécurité. Pour que le lieu soit aux normes, il faudrait un système d’alarme incendie centralisé. Des travaux couteux et longs. Peut-on vraiment penser qu’il faille mieux dormir dehors, sous la tente, et être réveillé chaque matin par la police, que d’être au chaud, dans un lit, dans une maison qui sinon serait inoccupée, et où il n’y a pas d’alarme incendie centralisée ? C’est cela qu’on appelle la politique ? Alors Philippe dort sous la tente, pour manifester quelque chose de la réalité : on ne veut pas que les exilés soient visibles, on ne veut pas non plus qu’ils dorment à l’abri, mais ils pourraient tout aussi bien dormir sous la tente, à côté de la maison. La directrice de l’école voisine s’est inquiétée en voyant des tentes apparaître. Puis rassurée, finalement c’était « le prêtre » qui y dormait.
Le lendemain, Philippe est parti pour la journée, je me sers dans les placards pour le petit-déjeuner, comme il me l’a indiqué. Dans la maison, une icône de la sainte famille en exil d’Arcabas côtoie une citation de l’essai Carte Blanche, L’État contre les étrangers, et une déclaration des Droits des personnes sans-abri. Je suis accueillie tour à tour par les gars qui vivent là et qui n’ont pas l’air surpris qu’il y ait du passage dans la maison. L’un part au lycée pour sa formation d’électricien, l’autre nettoie la salle de bain, un autre me demande si je veux manger des œufs pour le petit-déjeuner, Abdullah m’accompagne au Secours Catholique où je vais passer la journée. Le soir on mangera ensemble, et Philippe évoquera les miettes sur la table et les choses communes qui ne sont pas toujours considérées comme telles, mais où chacun vient simplement puiser ce dont il a besoin. Cette vie commune qu’ils aménagent, je me dis que c’est déjà un début de politique.
« La rétention en France et en Europe est d’abord une machine à broyer les étrangers. Les personnes réveillées dans leur tente par des hurlements et ces duvets lacérés, ces personnes interpellées aux guichets de préfecture, contrôlées dans la rue, humiliées, menottées, matraquées, assignées dans des chambres d’hôtel, ces personnes qu’on enferme avec leurs enfants, ces jeunes qui vivent dans la rue dont on radiographie les dents ou les poignets, tout cela n’a pas seulement pour objectif d’expulser d’Europe 6000 personnes par an. Tout cela est puissance de mort. »
Carte Blanche, L’État contre les étrangers, Karine Parrot
Le matin, au Secours Catholique, j’assiste à une réunion où tous les salariés et bénévoles font le point sur leurs actions. On commence par écouter Calais Border Broadcast, le nouveau projet de radio lancé par le Secours Catholique, qui vise à diffuser toutes les informations sur les services proposés par les associations à Calais, le droit d’asile en France et en Angleterre, diffuser des nouvelles, et donner la parole aux exilés sur différents sujets dans des ateliers radios. La radio diffuse en français, en anglais, en arabe, en persan, en pastho et en tigrina. Puis la réunion s’anime au gré des différents sujets du moment. On fait remonter les discriminations dont on a pu être témoins : certains supermarchés refusent l’entrée aux migrants, certains chauffeurs de bus ne s’arrêtant pas aux arrêts où il n’y a que des personnes racisées, les contrôles au faciès sont habituels à la gare. On discute des inquiétudes actuelles, notamment de la commission de sécurité envoyée par la mairie à l’accueil de jour comme à la crèche. À Calais la politique n’est pas une option. À tous les échelons, l’administration met le travail des associations en échec : menace de fermeture de l’accueil de jour du Secours Catholique – le seul de Calais, arrêtés anti-distribution gratuite de nourriture et de boisson dans la ville, démantèlement quotidien des camps et confiscation des affaires des exilés et de leurs tentes. Je prends conscience de l’ampleur de l’action de l’État contre les étrangers, qui vise à les rendre invisibles et à les nier dans leur humanité. Je découvre en même temps la persévérance ardente de nombreux bénévoles, qui se mettent au service de leurs frères et soeurs, et ne se laissent pas décourager par l’ampleur de la tâche et le cynisme de leurs adversaires politiques. Dans l’équipe de bénévoles du secours catholique, beaucoup sont retraités, beaucoup viennent de milieux populaires, il y a aussi d’anciens exilés. Je découvre aussi leur créativité au service du bien commun. On évoque la possibilité de tenir des banquets avec des chefs cuisiniers dans Calais pour contester les arrêtés anti-distribution. On annonce la venue de l’évêque d’Arras Mgr Olivier Leborgne et de la présidente du Secours Catholique, Véronique Fayet, pour interpeller l’État et demander l’ouverture de lieux d’hébergement et d’accueil et la fin des politiques d’expulsions. On parle de l’étude à venir pilotée par la plateforme des soutiens aux migrants, qui fédère toutes les associations d’aide aux migrants du littoral franco-britannique : réaliser une nouvelle étude pour actualiser celle de 2016, et comprendre les difficultés des exilés, ce qui les a amenés là et ce dont ils ont besoin. Une deuxième étude fera un bilan des politiques publiques avant les législatives et présidentielles de 2022 pour influer sur la campagne et formuler des propositions.
L’après-midi, près de 400 personnes viennent à l’accueil de jour, pour prendre un café, jouer au foot ou au ping-pong, recharger son téléphone, faire sa lessive dans les lavabos, se faire tirer le portrait par une dessinatrice, discuter. Quelques heures volées à un quotidien de soucis et de survie. Arthur qui cherche à créer une école pour les exilés à Calais vient donner un cours d’anglais. Dans un coin de l’immense salle, une dizaine de gars sont massés autour de lui, les visages attentifs et réjouis. Je suis frappée par le public : majoritairement jeune, exclusivement masculin. Il y a quelque chose d’infiniment pesant dans la combinaison de leur force vitale et de leur désœuvrement. À 16h je suis sonnée par ce tourbillon, et je m’éclipse pour aller voir la mer.
Le samedi Arthur me fait visiter l’auberge des migrants. Un immense hangar où plusieurs associations travaillent conjointement pour préparer des repas à distribuer – une cuisine de collectivité y est installée –, distribuer des vêtements et des tentes, fournir aux exilés de quoi se chauffer. On discute quelques instants avec des jeunes qui se relaient pour fendre des bûches venues d’Allemagne pour en faire des sacs de 7 kg à livrer dans les camps, beaucoup d’entre eux sont anglais, comme de nombreux bénévoles à Calais. Au-dessus de l’atelier bois, un petit écriteau donne du coeur à l’ouvrage : Welcome to the good side of history.
Le soir je visite la maison Maria Skobtsova, fondée par des Catholic Workers à Calais. Je suis accueillie par deux jeunes bénévoles, Marie et Brandon, qui vivent là avec trois familles. La maison a vocation à accueillir les personnes parmi les plus vulnérables, qui leur sont envoyées par d’autres associations : des familles, des femmes seules, des personnes malades ou handicapées. Chacun fait la cuisine à tour de rôle, le menu est iranien ce soir là. Après une bénédiction du repas, les discussions s’animent en plusieurs langues, on se sent vraiment dans un foyer. À l’étage, une femme enceinte se repose. D’un instant à l’autre elle peut avoir besoin d’être conduite à la maternité. Après le diner nous partageons un temps de prière avec Brendon et Marie, dans une partie du salon qui fait office de coin prière. Quand le rideau est tiré, c’est le signal qu’il faut se faire discret. Chacun peut se joindre à la prière qui a lieu chaque soir et matin, et souvent les uns et les autres prient côte à côte, selon leur langue et leur foi. Dans la maison devenue silencieuse, sous les icônes de Jésus et son ami, et de Marie Skobtsova (une sainte orthodoxe audacieuse qui suscite ma curiosité), nous prions pour que toute la maison puisse accueillir la vie du bébé à naître, déjà appelé Timothée. C’est le début du Carême, et nous ouvrons la Bible pour tomber sur le livre d’Isaïe : N’est-ce pas plutôt ceci, le jeûne que je préfère : défaire les chaînes injustes, délier les liens du joug; renvoyer libres les opprimés, et briser tous les jougs ? N’est-ce pas partager ton pain avec l’affamé, héberger chez toi les pauvres sans abri, si tu vois un homme nu, le vêtir, ne pas te dérober devant celui qui est ta propre chair ?
Je repars de Calais bousculée. Je n’ai pas vu de camps, mais le tunnel au loin, et le port. Je n’ai pas vu les camps : on veut les rendre invisibles, mais ils sont présents partout à Calais, dans les discussions, dans les traits fatigués des exilés que l’on croise avec leurs affaires dans la ville, dans la pesanteur de cet après-midi à l’accueil de jour. Je me demande de quoi Calais est vraiment la frontière. Je me dis aussi que pour moi, femme blanche et de classe moyenne, il n’y a pas de frontière. Les frontières sont pour les étrangers, mais surtout pour les pauvres. Plus une personne étrangère est riche, moins elle est étrangère. Je me demande si j’ai envie d’habiter le monde duquel Calais est la frontière. Ce monde où de l’autre côté se tiennent ces personnes qu’on appelle migrants – illégaux ou légaux – parce qu’on les a exclus.
Quelques jours après être rentrée à Paris, je reçois un courrier de Philippe, qui m’annonce qu’ils ont reçu un arrêté de fermeture administrative pour la crèche – le centre d’hébergement ouvert par le Secours Catholique, et ces quelques mots « C’est la lutte finale ». Je pense aussi à la lettre de Paul aux Corinthiens : « Voici maintenant le temps favorable, voici maintenant le jour du salut. »
Au cours de l’année 2020, plusieurs personnes de l’équipe du Dorothy ont eu l’occasion de rendre visite et de participer aux chantiers organisés par cette ferme-école originale lancée en 2018 pour permettre à des jeunes en décrochage scolaire de se former au métier de maraîcher-primeur. Un très beau projet que nous souhaitions vous faire découvrir !
Un projet unique en France
L’Ecole des Semeurs a bien des particularités qui nous ont été données de découvrir au fur et à mesure de nos visites. En arrivant sur les lieux, au coeur du pays d’Ouche en Normandie, on est d’abord frappés par la beauté du cadre dans lequel l’école a eu la chance de s’installer : celui du domaine du château de Beaumesnil construit au XVIIème siècle et classé monument historique. Des dépendances et de vastes terrain de culture ont permis à l’école d’accueillir ses premiers élèves tout en initiant différents chantiers d’aménagement pour adapter les lieux aux projets.
Car au-delà du cadre magnifique, c’est bien le modèle de l’école qui la rend si unique. L’Ecole des Semeurs est ainsi la première école de production spécialisée dans le maraîchage biologique et la vente de produits en circuits courts en France. Il existe aujourd’hui 35 écoles de production dans des domaines variés comme l’automobile ou la restauration, à partir d’une pédagogie “faire pour apprendre” qui met les jeunes en conditions réelles de production avec un haut niveau d’exigence et de responsabilisation. C’est à partir de ce modèle que Marie-Cécile, fondatrice et directrice de l’école, a créé sa ferme-école avec le désir d’accompagner les jeunes en décrochage scolaire, tout en revalorisant le travail de la terre, la vente de produits en circuit court et les compétences et l’épanouissement qui en découlent.
L’école au quotidien
La première promo compte 8 élèves qui se forment au CAP de maraîcher-primeur, avec une formation complète allant de la préparation des sols à la formation à la vente, complétée par des matières générales comme le français ou l’histoire. Leurs activités s’organisent autour de deux lieux principaux : une grande parcelle de 4,6 hectares dont 1,4 déjà cultivés et l’ancien corps de ferme du château avec la salle de classe, un petit jardin pédagogique et les bureaux de l’équipe. L’école accueille volontiers les visiteurs par exemple lors des cueillettes du mercredi après-midi où les élèves vous accompagnent pour cueillir vos fruits et légumes vous-mêmes ou vous accueillent dans la boutique à la ferme. Les produits de l’école sont également disponibles via la vente en ligne ou sur les marchés de la région dès le retour des beaux jours !
N’hésitez pas à visiter leur page Facebook, leur site internet, à leur rendre visite sur place, et pourquoi pas à les soutenir si le projet vous intéresse !
Partage de pensées sur Le Dorothy en tant que lieu d’accueil. Par Foucauld. Octobre 2020.
« Je voudrais enserrer le monde dans un réseau de charité » affirmait magnifiquement Frédéric Ozanam, le fondateur de la Société Saint-Vincent de Paul au 19e siècle. Cette phrase m’a toujours plu et enthousiasmé, je pense qu’il n’est pas inutile de la convoquer au seuil d’une courte réflexion sur le rôle du Dorothy en tant que lieu d’accueil et de liens interpersonnels.
En tant que café associatif, nous sommes en effet amenés à accueillir et à rencontrer beaucoup de personnes d’horizons divers. Quel rapport aux personnes édifier dans un tel lieu ? Comment y œuvrer à l’harmonie, à la concorde et à la créativité ? Comment procéder pour que les libertés et les personnalités, plutôt que de s’entrechoquer, se contourner ou se blesser, s’inspirent, se nourrissent et se stimulent ?
Dans les lignes qui suivent, j’essaie, à partir de l’expérience de bénévole qui est la mienne, de proposer quelques pistes.
Notre première tâche consiste à accueillir des personnes toutes uniques. Il faut que les personnes qui pénètrent au Dorothy rencontrent des personnes, non qu’elles se heurtent à une « structure », un système. Notre monde est plein de structures impersonnelles et mécaniques où la conscience ne semble pas avoir sa place tant les fonctions et les finalités poursuivies sont lointaines et générales. L’homme singulier y est un numéro, l’exemplaire d’une catégorie générale, un statut. L’échange direct et de cœur à cœur y est presque impossible, non parce que les personnes qui y travaillent sont cruelles, lâches ou sans âme, mais parce qu’un ensemble de procédures, de contraintes et de fonctionnements s’interposent entre les hommes et les plient à leur loi d’airain. D’où le fait logique qu’en de telles structures la responsabilité est souvent introuvable.
Un accueil véritablement humain repose sur l’attention et la disponibilité. Accueillir, c’est recevoir la personne qui advient comme dotée de dignité, c’est à dire comme un être qui n’a pas à « faire ses preuves » mais dont la valeur est déjà présente, donnée, à reconnaître et à contempler comme une évidence. Dorothy Day n’a cessé de répéter que l’autre n’est pas à aimer parce que le Christ nous le demande, mais parce qu’il est l’image même du Christ, c’est à dire de l’Amour. Porter ce regard sur autrui n’est ni toujours spontané, ni toujours aisé, cela s’apprend et se cultive, cela suppose de dépasser nos humeurs et nos affinités naturelles. Je dirais même que cela exige la conversion de tout notre être à l’amour auquel l’Évangile ne cesse de nous inviter comme à une promesse accessible et heureuse. De cette conversion jaillit une nouvelle manière de voir le monde et les personnes qui le peuplent. Une lumière nouvelle, venue de Dieu et reçue dans la foi, enveloppe les choses et les êtres, nous les rendant tout à la fois extrêmement concrets et mystérieusement surnaturels. La lumière de la foi n’éloigne pas du monde, elle donne au monde sa véritable épaisseur, sa texture divine.
Pour nous chrétiens, la dignité est indissociable de la personne humaine, image de Dieu, destinée au bien et capable de bien. Avoir foi en Dieu et avoir foi en l’homme est un geste indissociable. Car avoir foi en l’homme, c’est avoir foi dans le fait que chacun peut se hisser très concrètement, si les conditions sociales l’y encouragent, à la hauteur de sa propre image divine. C’est exigeant, peut-être fou – c’est un acte de foi ! – mais cet acte de foi peut trouver, dans l’expérience, de belles raisons de se maintenir et de prospérer.
Une certaine charité mal comprise nous persuade qu’accueillir revient à accepter tout de l’autre. C’est une erreur. Une erreur compréhensible car on pense échapper par elle à la culpabilité découlant d’une difficulté à incarner l’autorité d’une part, au conflit dont on craint l’issue d’autre part. Pourtant, aimer l’autre, c’est désirer et œuvrer à son bien. Si son attitude est contraire à son bien et au bien commun, il est légitime et nécessaire de fixer des limites et d’exiger le respect d’autrui. Par exemple, écouter n’est pas subir un questionnement intrusif. Autre exemple : faire preuve de compassion n’est pas tolérer des comportements indécents ou déplacés. En chaque situation, il faut discerner où se situe le bien, c’est à dire le chemin souhaité par Dieu pour cette personne, à ce moment précis. Ce chemin est forcément un chemin de charité, c’est à dire d’amour et de bonheur, mais la charité possède de multiples langages. Elle peut donc prendre des formes variées, de l’écoute la plus sincère à la fermeté la plus nette.
Dieu nous appelle à nous donner mais il est faux et dramatique de penser que le don implique forcément la souffrance. Le Christ nous a avertis sur le fait que la souffrance et le rejet surviendraient si nous le suivions jusqu’au bout, mais il ne nous a pas demandé de chercher la souffrance comme on recherche un critère de légitimité. L’originalité de l’Évangile est au-delà de l’appel au don de soi ; elle se trouve dans l’idée révolutionnaire que du don de soi découle le véritable bonheur. Certes, désirer mettre le don au centre de sa vie implique sans doute de mourir en partie à soi-même, c’est à dire d’apprendre à se décentrer, d’apprendre à voir la vie comme une tâche de dépense de notre être intérieur, non comme un exercice d’accumulation d’avoirs matériels. En ce sens, se donner revient à refuser la possession et la maîtrise de soi par soi. Donner, c’est se déposséder car c’est faire place en moi à ce qui est autre que moi. Cette capacité au don n’est pas figée comme une caractéristique naturelle. Elle n’est pas une « qualité individuelle », un « skill » comme se plaît à nous l’enseigner la non-pensée managériale contemporaine. Car cette capacité se demande à Dieu, se reçoit de Lui et se cultive avec Lui comme une grâce, s’élargissant à mesure que l’inspiration divine creuse en nous ses voies et ses appels. Sur ce point, il nous faut être à la fois pleinement humble et pleinement fou. Humble : mesurer et reconnaître lucidement jusqu’à quel point je peux me donner, aux différentes étapes de ma vie, sans sombrer dans la dangereuse illusion de me croire un surhomme. Fou : ne cesser de demander à Dieu les ressources intérieures à un plus grand don de moi-même, ne cesser d’aiguiser en moi le désir de sainteté, vocation véritable à laquelle Dieu destine tous ses enfants. La vocation, au sens plein du terme, n’est pas, par un doux matin d’octobre, se sentir une âme de banquier, de footballeur ou bien d’artiste ; c’est se découvrir appelé à un don total de soi-même transcendant nos différents secteurs de vie (professionnel, familial, associatif, politique…)
L’accueil véritable ne se satisfait pas d’une relation où la répartition des rôles entre celui qui donne et celui qui reçoit est figée dans une asymétrie. Il vise une relation plus égalitaire où chacun est invité à donner à son tour. Et cela non pas parce que nous sommes attachés à l’idéal budgétaire de la Banque Centrale Européenne des comptes à l’équilibre, mais parce que nous croyons que l’homme est un être social et créateur qui aspire à participer à une œuvre collective le dépassant, par laquelle et dans laquelle il peut se reconnaître. Cela signifie concrètement que chacun doit être invité à faire vivre « selon ses moyens » l’œuvre collective dont il bénéficie par ailleurs. Il faut sans cesse faire place, guetter les bonnes volontés, se faire médiateur entre les bonnes aspirations et leur concrétisation, déminer les timidités et les hontes, être aimant, rassurant, inspirant. Ne pas exiger mais inviter ; ne pas immobiliser mais encourager. Tâche infinie, tâche exigeante, tâche exaltante ! L’être humain n’est pas fait pour des buts moyens mais pour des fins élevées. Le manque d’humilité, c’est de penser que de telles fins sont faciles à accomplir, non de penser qu’il est possible de les viser.
Le bien commun n’est pas une réalité figée, donnée une fois pour toutes, mais une réalité vivante et dynamique, qui demande à être créée. Au Dorothy, le bien commun consiste à se laisser inspirer par l’Évangile pour animer un lieu de cohabitation (café associatif et ateliers de travail), d’entraide (activités de solidarité) et de formation (activités intellectuelles, artistiques et manuelles). Il est possible que d’un tel lieu émanent des désirs d’engagement et de mobilisation politiques, des idées de combats et des modes d’organisation particuliers. Le Dorothy consiste également à mutualiser les forces et répartir les efforts afin de maintenir un lieu fonctionnel, en état de marche. Le Dorothy ne tient que par une mise en commun permanente et renouvelée de ressources morales (écoute, échanges, discernements…), spirituelles (prières communes, retraites…) ou matérielles (temps, services…).
J’aime l’image du feu qui brûle dans la cheminée : la cheminée, c’est le lieu ; le feu, c’est l’activité qui s’y produit. Si nous restons assis devant le feu, si peu à peu nous nous encroûtons et nous nous empâtons, le feu s’éteint. Restent de gros corps las, avachis sur des fauteuils, dans une lourde atmosphère tiède et enfumée, qui se racontent leur vie passée en se désespérant du temps présent. Au contraire, si nous ne cessons de chercher du bois et de nourrir le brasier, le feu grandit, la joie aussi, la vie ne cesse de se développer autour de la cheminée, souvent de manière inattendue et étonnante. Tel peut être notre état d’esprit : intégrer à l’œuvre d’alimentation du feu qui crépite toujours plus de nouvelles personnes. Se convaincre qu’il n’y a pas de petits rôles ; que l’acte de créer un lieu n’est jamais derrière soi mais dans le présent et l’avenir ; que balayer la cendre tombée de l’âtre sur le sol est utile au même titre que d’aller dénicher de nouvelles réserves de bois. Dans cette œuvre, il faut veiller à ne pas basculer dans l’activisme. Le feu s’alimente mais il se contemple également. Ce qui signifie qu’il est crucial de se ménager des temps de repos, de poésie, de rêverie… Cela est d’autant plus important que c’est dans cet état de disponibilité et de désœuvrement que peut survenir un événement inattendu, que peut faire irruption un « prochain » inconnu, que peut naître et s’élever en soi un désir nouveau. L’essentiel restera toujours la chaleur qui vit dans les cœurs, non mesurable par l’intensité du feu qui brûle, car, oui, « c’est à l’amour que vous aurez les uns pour les autres qu’ils reconnaitront que vous êtes mes disciples » (Jean 13-35).
DES VIES CONFINÉES : Une série de témoignages en temps de confinement
N’étant pas tous confinés à la même enseigne, nous avons voulu donner la parole à plusieurs amis du Dorothy, des personnes de l’équipe, des habitués, pour qu’ils nous racontent ce qu’ils vivent, et nous partagent leur regard sur cette crise. Chaque témoignage est accompagné d’un portrait réalisé par un artiste du Dorothy
Je vis dans un bel appartement, ensoleillé, mais il faut faire des travaux. L’appartement est comme ça, débraillé, mon mari a mis la peinture n’importe comment, il n’a fait que les portes, en bleu. Je préfère blanc c’est joli ça fait grand les pièces. Il y a pas mal de travaux à faire. Le mur du couloir a pris un coup d’eau, je le supplie de faire les travaux…
Le confinement on essaie de supporter. Il y a deux pièces, quand mon mari et mon fils sont au salon je suis dans la chambre, pour m’évader la tête, les deux parlent pas beaucoup, je vais dans la chambre pour appeler des amis, parler, j’écoute la musique, Youtube. J’ai commencé à travailler lundi dernier, je pars à 7h et je rentre à 13h, je fais à manger, après je regarde la télé et je prends mon cahier, j’ai plein de cahiers et des revues, et je copie beaucoup de lignes pour savoir mieux écrire car j’ai du mal à écrire. J’ai beaucoup de famille ici, tantes, cousines, neveux, et même ma soeur… donc ils m’appellent pour avoir des nouvelles. « Ça va tata ? » et on s’appelle avec mon amie Rose aussi.
Le confinement c’est un bien d’un mal. Ça m’a permis de me poser un petit peu. Dans le temps j’étais très speed dans tout ce que je faisais, je ne me posais pas pour faire les choses correctement. Ça m’a permis de m’organiser, de rester en famille avec mes proches. Ça nous permet de parler de l’avenir, des projets de vie, et puis corriger aussi les fautes du passé entre nous. Ça nous permet de nous comprendre, de savoir ce qui ne plait pas à l’autre, de partager les corvées de la maison, les soucis, et les joies. Plein de bonnes choses. Et puis quelque part on s’inquiète pour l’avenir, ce qui nous attend quand on sera déconfiné. Si on va toujours avoir du travail. Mon fils et les jeunes de son âge, est-ce qu’ils vont continuer leur travail, est-ce qu’on va leur proposer autre chose à faire ? Ce qui m’inquiète c’est que je suis la seule à travailler pour l’instant, mon fils ne ramène pas grand chose car les jeunes quand ils ont des sous ils dépensent. Je travaille à mi-temps à la clinique, je n’ai pas assez de revenus, l’appart est très cher et comme j’ai travaillé à plein temps et mon mari aussi, on n’a plus d’APL.
Dans le temps j’étais très speed dans tout ce que je faisais, je ne me posais pas pour faire les choses correctement. Je courrais n’importe comment. J’étais un peu éparpillée, j’étais pas posée.
Le confinement donne quelque part des soucis et ça permet aussi de réfléchir à plein de choses pour essayer de corriger ton passé, de faire des plans de vie. Avant je courrais à chaque fois qu’on m’appelait pour demander de l’aide, je courrais pour rendre service, je courrais n’importe comment. Même quand j’ai des choses à faire je laisse. J’étais un peu éparpillée, j’étais pas posée. Je perdais mon énergie inutilement et je faisais rien de bon dans ma vie. Je voulais rendre service à tout le monde mais je ne pensais pas à moi-même, même pas apprendre à écrire alors que aujourd’hui pendant le confinement je le fais tous les jours. Mon mari me disait ça : tu n’as pas de programme fixe, tu es à gauche, tu es à droite… Je suis restée trois semaines sans bouger, j’ai beaucoup réfléchi. Ça fait trente ans que je suis en France et j’ai rien construit. À part que j’ai fait une formation pro pour être hospitalière à la clinique et que j’ai ce travail, je n’ai rien réalisé. À part une maison au village. On dit toujours : il n’est jamais trop tard pour bien faire ! Je voudrais avoir un appart à Abidjan ça serait bon et puis c’est tout. Le reste vient avec le temps. Mais c’est pas en faisant mi-temps de travail. J’essaie de voir avec la cheffe de la clinique si elle peut me trouver un travail pour les après-midis. Ça me permettrait d’économiser pour avoir une vie normale parce que j’ai pas un rond, c’est pas bon de ne rien avoir sur son compte. Mais je suis fatiguée aussi. Quand on prend de l’âge on n’a pas envie de trop se dépenser mais j’ai pas le choix car je peux pas compter sur mon mari. Je crois que c’est un gars qui n’aime pas travailler, il y a des gens qui aiment la facilité. Je sais pas comment il s’y prend. On croise les doigts pour qu’il trouve un travail que je puisse économiser un peu.
Je travaille à mi-temps à la clinique, je n’ai pas assez de revenus. J’ai pas un rond, c’est pas bon de ne rien avoir sur son compte.
Ce qui a changé c’est que je me concentre sur mes écritures, je prends le temps de me mettre au salon sur la table pour faire mes écritures et lire mes revues pour comprendre des choses que je ne faisais pas avant. Ça m’a permis de réfléchir aux déplacements inutiles que je faisais. J’ai pris la décision de me reposer, de manger tranquillement, de me faire un peu belle, prendre un peu soin de moi. Des bonnes choses que je faisais pas avant et qui me font plaisir, et des choses qui font plaisir à ma famille. Parfois je fais des galettes, des crêpes, des petits gâteaux au four pour le goûter, je regarde les feuilletons tranquilles l’après-midi, ça me permet de voir des choses, ça m’instruit, et parfois il y a des films qui me ressemblent, à la vie que je mène, et ça me fait du bien. Ça me permet aussi d’appeler plus ma famille, mes parents à Abidjan, de faire attention à eux. Je discute plus avec mon mari, avant je prenais pas le temps je m’emportais. Quand tu es calme tu peux discuter calmement. Quand tu es éparpillée tu t’énerves. Maintenant je suis à l’écoute de ma famille, de mon mari et de moi-même. Et le travail que j’ai repris je le fais calmement, bien, avant c’était à la volée.
La chose que je voudrais faire c’est d’acheter de beaux sous-vêtements et de prendre le temps de les choisir, j’aime aussi acheter des produits pour bien faire mes cheveux, mais c’est fermé. Sinon j’ai pas trop de loisirs, le cinéma, danser, aller voir des amis, tout ça je ne fais pas. Quand je sors c’est au Dorothy le dimanche. Dans ma propre famille ils font des réunions mais quand tu viens il faut avoir plein d’argent sur soi, donc je reste chez moi. Une fois une dame qui joue parfois du piano au Dorothy (Sabine) nous a invitées à un concert avec Rose, on était aux anges. Après elle a lu des poèmes. On est partis voir ça c’était génial.
Parfois tellement on reste dedans ça pousse à m’énerver pour rien.
Par moment je
m’ennuie je reste à la fenêtre, je regarde les gens qui passent
en bas, parfois la télé, parfois je me couche, je dors pas mais je
suis dans le lit. On attend le déconfinement comme le Messie.
Parfois tellement on reste dedans ça pousse à m’énerver pour
rien, comme mon mec il est calme, il parle pas beaucoup, il dit rien,
il supporte ça mais moi j’ai l’habitude de speeder. Mais
j’étais obligée de supporter donc ça m’a relaxée. Quand on
m’a rappelée pour travailler je voulais plus, comme j’étais
bien.
Le diable il faut le combattre tous les matins. Le matin, je prie
d’abord pour que le diable me laisse tranquille. Lundi je ne
voulais pas aller au travail je suis restée dans mon lit et quand je
me suis levée j’ai mis à peine mes chaussures, je suis partie
sans me laver et puis je n’avais pas pris ma carte Navigo. Donc
j’ai pris le bus jusqu’à Bastille et j’ai terminé à pieds.
Au retour j’ai croisé les flics à Bastille, je suis allée au
devant tranquille car j’avais mon autorisation, j’aurais pu
filer. Mais au moment de la montrer je n’avais pas mes papiers non
plus ! 130€ ! Je me suis
excusée auprès de mon Seigneur car je voulais pas aller au travail
et j’ai eu ce problème. C’est une bénédiction d’avoir un
travail et le matin je voulais pas aller, voilà ma punition. Parfois
Dieu nous donne un cadeau et on s’amuse avec, voilà pour l’amende.
Tout le monde est couché je me suis dit pourquoi je vais
travailler ? Mais les autres c’est les autres, toi c’est
toi, pourquoi tu penses aux autres Nath ?
Je me suis excusée auprès de mon Seigneur car je voulais pas aller au travail.
J’ai envie d’aller
à Lourdes avec le groupe de l’église ou de faire un pèlerinage.
De prier devant le sanctuaire. Et organiser des choses au Dorothy
pour se retrouver, manger, parler. Et puis faire un peu de shopping
pour acheter des petites bricoles parce que tout est ancien. Et vous
inviter à la maison pour faire la connaissance de ma famille. De
toute façon la maison ne va pas se faire maintenant, les travaux…
C’est ce que j’aimerais faire, vous invitez, avec Rose et sa
famille et puis on reste un peu entre nous…
Portrait réalisé par Carmen de Santiago Témoignage recueilli par Anne Waeles