mercredi 9 février 2022 | Article, manoeuvre, Témoignage
Nous vous proposons de continuer notre voyage avec quatre textes qui éclairent cette semaine sous un jour encore différent.
Le premier a été écrit par Marie-Nil, membre du Dorothy et initiatrice du voyage, qui raconte les enjeux autour de la préparation de cette semaine au Caire.
Le second, écrit par Farida, philosophe et enseignante à CILAS, nous raconte cette semaine vécue avec le groupe du groupe du Dorothy à travers la figure islamique de la « halaqa ».
Le troisième, écrit par Karim, fondateur de CILAS qui a accueilli une partie de notre groupe chez lui, nous raconte aussi cette semaine auprès du groupe du Dorothy, notamment la visite tous ensemble du monastère de Saint-Macaire.
Le dernier, écrit par Fady, jeune étudiant de confession copte qui s’intéresse beaucoup aux relations entre le christianisme et l’islam, et est notamment inspiré par la figure du Frère Georges Anawati, nous parle du « Need for dialogue ».
Marie-Nil
Intuitivement, je n’aime pas beaucoup les voyages organisés. Je crains leur lourdeur, peut-être leur artificialité. Et pourtant, cette semaine passée avec l’équipe du Dorothy et de jeunes Égyptiens engagés autour des questions religieuses et politiques m’a montré combien le voyage collectif, lorsqu’il est vécu de manière à la fois communautaire et ouverte, peut rendre possible des échanges que la rencontre individuelle, paradoxalement, ne permet pas toujours aussi directement.
Au moment de me lancer dans la préparation de ce voyage, le printemps dernier, j’essayais de dire à mon ami Karim, le fondateur du Cairo Institute for Liberal Arts and Science (CILAS), ce que je voulais essayer que ce voyage soit et qu’il ne soit pas. Ma crainte était d’organiser une semaine strictement touristique, remplie d’exotisme – y compris spirituel ; la possibilité même de voyager dans un autre pays, en particulier un pays du Sud lorsqu’on est un Occidental, constituant à plusieurs égards un privilège qui peut parfois fausser l’esprit même du voyage. En même temps, il aurait été absurde et artificiel de ne pas nous rendre dans les lieux les plus « célèbres » de la capitale : les pyramides, le musée du Caire, Le vieux Caire, Le Caire fatimide, le Nil et ses felouques… Il m’a alors semblé intéressant de toujours visiter ces différents lieux – et d’autres plus atypiques, comme le Moqattam, le monastère de Saint-Macaire dans le Wadi Natroun, l’atelier du peintre d’icônes Mina Malak à Zeitoun – avec nos amis égyptiens, soit qu’ils nous introduisent dans des endroits qu’ils connaissaient bien, soit que nous découvrions ensemble des lieux qu’eux-mêmes ne connaissaient pas.
Nous avons aussi consacré plusieurs moments de la semaine à des discussions autour de thèmes importants pour nous tous, même s’ils le sont de manières très différentes – l’articulation entre politique et religion étant presque inversée en Égypte et en France même si la centralité de l’État est importante dans les deux cas. C’est ainsi qu’une soirée de discussion a été consacrée au concept français de « laïcité » et à sa configuration actuelle, sujet qui intéresse fortement les égyptiens. Une autre journée a été consacrée à la théologie de la libération dans plusieurs de ses déclinaisons, en contexte chrétien et islamique. Je crois que ces moments plus particulièrement consacrés à l’échange étaient en réalité vécus comme le prolongement de la longue et vive discussion qu’a été ce voyage, ce qui les rendait spontanés.
Ma seconde préoccupation était financière. Les billets d’avion entre la France et l’Égypte étant assez élevés, il était important pour moi que le voyage reste accessible pour le plus grand nombre. Il était également important de rémunérer correctement les personnes qui travaillaient pour nous, et aussi de permettre à des Égyptiens, en voyageant avec nous, de découvrir des lieux dans lesquels ils ne seraient peut-être pas allés autrement. En somme, même s’il s’agissait d’une équation parfois un peu acrobatique à tenir, il me semblait important que ce voyage fasse voyager le plus grand nombre de personnes possibles – et pas seulement ceux qui en ont plus communément l’habitude.
Enfin, et je crois qu’il s’agissait d’un désir commun de beaucoup de participants au voyage, il me semblait important de nous confronter directement, y compris d’un point de vue spirituel, à la différence religieuse – qui peut être déroutante lorsqu’on s’y plonge sérieusement. La rencontre avec l’Église copte m’a semblé à cet égard aussi importante que celle avec l’Islam égyptien. La différence, lorsqu’elle touche le semblable, est peut-être encore plus frappante, déstabilisante. J’ai grandi entre les traditions chrétiennes orientales et occidentales, et je suis toujours frappée à la fois par la diversité, parfois conflictuelle, des chemins historiques et culturels que prend Dieu pour aller jusqu’à nous et par l’unité profonde de la vérité, qui s’exprime parfois précisément lorsqu’elle nous échappe.
Se situer à la jonction de deux mondes qui ont partagé des siècles d’échanges mais aussi de divisions, dans le contexte plus large de la colonisation et du discours européen sur l’Islam et les « chrétiens d’Orient » – discours qui, en retour, modifie parfois la vision que les musulmans et les chrétiens égyptiens ont à la fois d’eux-mêmes et de l’Europe -, c’est souvent être au quotidien un équilibriste. C’est à dire, essayer, toujours, de bien mesurer qui est son interlocuteur pour trouver la bonne distance à lui, c’est à dire la distance respectueuse et féconde. Essayer aussi de toucher chez lui d’abord le point de rencontre et d’unité, ensuite seulement, une fois que la confiance est établie, le point de tension ou de différence – au risque, autrement, de rester superficiel et de ne pas toucher le cœur de ce point de tension et d’entrevoir alors, parfois, une façon de le dépasser. Essayer aussi d’accepter d’être déstabilisé sans juger – et sans pour autant jamais tomber dans le relativisme. Tout cela, que nous avons vécu pendant le voyage, demande beaucoup de travail et d’humilité mais, le long du chemin, quelque chose d’irremplaçable nous est dit et donné, je crois, sur ce qu’est la vérité et la façon dont elle se révèle à nous.
Alors que nous vivons en France une période difficile – où les démarches de rencontres et d’enrichissement mutuel, dans la confiance, sont souvent perçues comme naïves voire dangereuses – je ressors renforcée de ce voyage en commun et suis profondément reconnaissante à tous ceux qui y ont participé et se sont rendus disponibles pour le vivre. J’espère pouvoir, à l’avenir, participer à l’organisation d’un « voyage retour » de nos amis égyptiens en France !
Farida
Le savoir et la connaissance se transmettent dans la tradition islamique en cercles, que l’on nomme aussi “halaqa”. Des disciples assis avec leur maître s’enrichissent dans ces cercles. Leur savoir se solidifie par le partage, la circulation. C’est bien ce mot là qui résume ma rencontre avec le groupe du « Dorothy » pendant cette semaine.
J’ai ainsi partagé avec eux une balade au sein du Caire Fatimide. Nous avons formé notre premier cercle dans une des mosquée les plus anciennes du Caire, Ibn Tulun. Assis ensemble entre ses arcades rougeâtres, j’ai découvert le groupe, la philosophie du café parisien du « Dorothy » et les jeunes esprits qui l’animent. Tous conduits par un désir de faire circuler des valeurs aujourd’hui souvent laissées de côté. J’ai senti que cette première halaqa s’était bien formée.
Toujours au Caire Fatimide, nous avons poursuivi notre chemin en formant de nouveaux cercles, en faisant circuler de nouvelles idées. Lors du second cercle, à la Mosquée al-Mouayyad, nous avons ainsi partagé une discussion profonde au sujet de l’histoire de la laïcité en France et de l’articulation entre politique et religion en Egypte aujourd’hui. Un décor opulent, de marbre et boiseries polychromes animait ce cercle politique. Le cercle de la mosquée Barque était ensuite plus mystique, accompagné par une discussion sur la beauté dans l’art islamique. A l’institution dominicain d’études orientales (IDEO), le soir, c’était le cercle du partage, de la mise en commun des expériences de croyants.
Puis, au Cairo Institute for Liberal Arst and Science (CILAS), d’autres cercles, cette fois-ci plus larges, se sont formés autour d’une matinée consacrée à la théologie de la libération. J’ai parlé d’Ali Shariati et de son approche de la théologie de la libération en Islam. J’ai alors ressenti la dynamique qu’apporte un cercle encore plus large. Il ne s’agissait plus en effet seulement de mettre en commun des expériences personnelles mais aussi des traditions. Le dernier cercle, au Jardin al-Horeyya – soit Jardin de la Libération- est ensuite redevenu plus intime : c’était le cercle des amis.
De retour à la maison, j’ai remarqué quelque chose d’étrange. Pendant cette semaine, il y a eu six hallaqa, six cercles. Et cela fait bien une rosace !
Karim
The month of Hathor of the year 1737 (November 2021) witnessed the arrival of a dozen or so curious Gaulois on the banks of the Nile. Eager to immerse themselves in food, custom and tradition, I had the honour of receiving four associates of the Christian-inspired and Paris-based collective Le Dorothy in our Giza family apartment. Without hesitation they expressed their gratitude in handing me a handful of saucissons and bars of chocolate as if to strike a pre-emptive bargain. From then on I bore witness to their ruffled morning looks and their hasty breakfast rituals only to welcome them back covered in specks of dust and glitter in their eyes. On the second day of their week-long visit I was fortunate to accompany my temporary housemates and their compatriots on a field visit to the birth place of the Eastern monastic tradition. I was in awe of the mural paintings, the iconography, the sound of the Coptic language and the resounding singing voices of Le Dorothy. The latter struck the chords of sacred activism and shook both my living and Saint Macarius’ buried bones.
Fady – The Need for Dialogue
Spending a week with the Dorothy Association team was a great opportunity for me, particularly for learning and thinking about the relationship between politics and religion whether in Egypt or in France. I discovered from the group’s talks the complex relationship between laïcité and religion not only from a legal point of view but also from a practical perspective as well, especially how laïcité can be used beyond its legal meaning in order to suppress the voices of religious people in the political sphere. During this week, while attending the different talks about the political theology between Islam and Christianity, I asked myself: what is the relationship between politics and religion in Egypt and France? Although Egypt is a part of the Mediterranean culture, it has a different historical context in the relationship between the state and religion. In Egypt, religion is apparent in the public sphere, and the national constitution endorses Islam as the religion of the country. This is in contrast to France, where religion is banned in the public sphere, and the state does not have any religious identity. This difference led me to question the political situation in Egypt and the calls of the Dorothy Association to express themselves in the political sphere from religious starting point.
My questioning came out of the talk of Foucauld Giuliani (one of the founders of the Dorothy Association) given at CILAS (Cairo Institute of Liberal Arts), where he said “we need our voices to be heard”. Thinking critically about Giuliani’s statement, we find the necessity for dialogue in society, and that people must not have a prejudgment or stereotype about religious people. This problem that Giuliani sees in France is similar to the issue in Egypt, where people’s assumptions have made dialogue difficult between religious and non-religious groups. In the Egyptian case, this issue is particularly challenging between political liberal and political Islamists.
Compromising on these political problems requires that we make real “dialogue” and not just judge others with different points of view but to attempt to know them. However, hearing other people is not only a problem of the political situation in France or Egypt. This problem goes beyond any specific place or context. It is a problem for all human beings that we silence and restrain others. It is global problem, and we can see its echoes in the relationship between ethnic groups, whether majorities or minorities, and in the East or West. The lacking of real dialogue is a disease of our contemporary world. In correcting this problem, the German theologian “Johann Baptist Metz” said:
“We must forget ourselves in order to let the other person approach us. We must be able to open up to him, to let his distinctive personality unfold-even though it often frightens us. We often keep the other person down, and only see what we want to see.”
I felt deeply the Dorothy team’s appreciation for making dialogue with others. This was very clear in their interactions with Egyptians, in their questions about the everyday life and history, where they approached the issue not from a judgmental starting point but from the perspective of trying to know the other. I remember when I went to the pyramids with the Dorothy team, after we entered the Pyramid of Khufu, Augustin (a member of the group) asked me “what is your impression when you see the pyramids?” In that moment, I had different feelings between the greatness of our history and our crisis as now we do not contribute in world civilization. When, I replied to him in a pessimistic way, he replied, “great, but hopefully Egypt can one day contribute to the world’s civilization as it did in the past.” Immediately, he took out his mobile and showed me paintings from inside the church of the Anaphora organization, which provides cultural and religious services related to the Coptic Church, and he enthusiastically said: “look Fady, this is a civilization as well, do not be pessimistic.” This was a very inspiring moment for me as the Dorothy team was not merely trying to know and understand the others but also to see the beauty in them.
lundi 10 janvier 2022 | Article, manoeuvre, Témoignage
À l’initiative de Marie-Nil, membre de l’équipe du Dorothy et franco-égyptienne, une dizaine de membres du Dorothy ont effectué, pendant les vacances de Toussaint, un voyage d’étude d’une semaine au Caire. Ils vous proposent ce petit compte-rendu de leur périple très marquant à bien des égards.
Ce voyage avait plusieurs fils directeurs : humain (rencontres de nombreux amis de Marie-Nil qui nous accueillirent chaleureusement et nous permirent d’appréhender certains enjeux de l’Egypte contemporaine), religieux (découverte des communautés chrétiennes coptes, échanges avec des personnes de confession musulmane), esthétique (visite de nombreux sites historiques), politique (rencontre de nombreuses personnes égyptiennes très engagées dans la société civile). Le programme de la semaine a été conçu en lien avec le Cairo Institute of Liberal Arts and Studies (CILAS), une école l’on étudie la philosophie et les sciences humaines et sociales dans une maison historique du Caire fatimide.
Bonne lecture !
Dimanche 30 octobre
Après une arrivée en cascade et de multiples péripéties covidiennes, nous commençons notre journée par une belle messe célébrée et chantée par les dominicains. La première lecture fut comme une invitation à rentrer dans la dimension spirituelle du voyage : “Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton coeur, de toute ta force et de toute ton âme” (Deutéronome).
L’homélie d’Adrien Candiard fut inspirante : l’amour au sens de charité est au-delà du sentiment et au-delà du devoir moral. Il est cette puissance d’ouverture et de don de soi, il est tout à la fois expérience intérieure et action extérieure. Il est un état d’esprit que les catégories classiques (sensible, mental, affectif, spirituel…) ne suffisent pas à saisir. Il est un état qui est donné surnaturellement par Dieu et par lequel nous renaissons à nous-mêmes : en se donnant à nous, Dieu nous donne cet état, qui est donc une grâce. Cet état provient notamment de la prière, relation et ouverture vivante à Dieu où ni la pensée rationnelle ni la sensibilité débridée ne prévalent mais où vaut plutôt la pensée méditante, la réceptivité de pur accueil, ce que les Anciens appelaient dans leur langage “la contemplation”.
Frères Adrien et Jean nous présentent l’institut dominicain d’études orientales, l’IDEO, la bibliothèque (la petite et la très grande). Il est beau de voir des personnes qui dédient leur vie à la compréhension de l’Islam et d’entendre Adrien et Jean présenter chacun la thèse de l’autre. Les précieux témoignages sur leurs recherches et leurs lien avec l’islam sont un appel à la finesse et à l’humilité. Ils nous avouent leur frustration de chercheur qui trouvent que beaucoup se proclament islamologues mais peu l’étudient vraiment en profondeur. Par ailleurs, si certains Français viennent avec des idées trop préconçues sur l’islam, ils verront ce qu’ils veulent voir mais ne verront pas ce qui pourraient remettre en question leurs croyances. Frère Jean reprend les mots de Péguy : “Il faut toujours dire ce que l’on voit. Surtout il faut toujours, ce qui est plus difficile, voir ce que l’on voit”.
Frère Jean dit avoir compris ici au Caire une chose décisive sur son rapport à la vérité : « nous avons tendance à croire que nous pouvons posséder la vérité (ce qui est illusoire) mais c’est la vérité qui nous tient. Souvent, nous voulons adapter les faits pour valider nos thèses péniblement élaborées mais nous devons repartir de zéro. En réalité, il s’agit de se laisser posséder par la vérité, c’est à dire transformer par elle. Ce faisant, l’on découvre que nulle culture, nulle religion ne sont hermétiques à l’amour de Dieu comme l’ont notamment montré Charles de Foucauld ou le père Christian de Tibhirine. ».
« Nous avons tendance à croire que nous pouvons posséder la vérité mais c’est la vérité qui nous tient. »
Jean et Adrien nous ont dit ne pas être tentés par la conversion à l’Islam mais regretter, parfois, d’être les seuls à ne pas aller vers Dieu lorsque tous, de façon émouvante, vont vers la mosquée le vendredi. Jean nous a dit penser être heureux s’il devenait musulman mais que ce serait une perte de temps car cela le mènerait au même point mais vingt ans plus tard. L’essentiel est dans le cœur, ce serait donc un nouvel emballage inutile. Frère Adrien dit être devenu beaucoup relativiste sur les sujets secondaires et beaucoup plus attaché à l’essentiel de l’Évangile. Le plus important est la relation au Christ.
Nous fêtons l’anniversaire d’Adrien et de Mathilde autour d’un déjeuner de rois préparé par Mariam, la maman de Hani, notre valeureux chauffeur qui a dû faire face à nos arrivées en cascades à l’aéroport. Nous profitons de cette ambiance chaleureuse en plein milieu du magnifique et apaisant jardin de l’IDEO. Puis, avant la tombée de la nuit, nous avons fait une agréable virée sur le Nil en felouque pour échanger sur notre journée. Le calme environnant contraste avec l’effervescence de la ville.
Nous nous promenons ensuite dans Downtown avec le passionné Hegazy, qui a une formation d’ingénieur et urbaniste et a fondé une entreprise qui cartographie le dense et immense réseau des microbus au Caire. Plongeon dans l’ambiance cairote avec sa circulation dense, le concert de klaxons, les douces odeurs de fritures qui envahissent les rues, et la valse des piétons confiants au milieu du ballet de voitures, taxi, minibus et motos. Nous rencontrons sur la place Tahrir, Fatima, une Egyptienne francophone très heureuse de parler français avec nous. Nous recueillons le témoignage d’un jeune Egyptien qui a participé à la révolution de 2011 : “Dans cette révolution, nous avions sous-estimé la force et le pouvoir de l’armée dans ce pays. C’est eux qui ont commencé par confisquer la révolte populaire.”
Nous terminons notre journée par un dîner “Greek Club” alias le “club héllenique du Caire” au détour d’un dédale de rues où nous retrouvons les derniers valeureux – qui n’ont pas pu prendre leur premier avion, mais sont finalement arrivés !
Lundi 1 novembre
Notre deuxième journée d’exploration cairote commence avec la rencontre de Farida, notre guide du jour. Farida est égyptienne, parfaitement francophone et chercheuse en philosophie. Avec elle nous entrons dans les mystères du Caire fatimide.
Les Fatimides sont une dynastie chiite d’origine tunisienne qui a pris le pouvoir en Egypte autour du Xème siècle, alors que le chiisme contemporain est aujourd’hui davantage présent entre le Pakistan et le Liban, via l’Iran, l’Irak et la Syrie. Les Fatimides ont des points communs avec les chrétiens car ils vénèrent les saints et font des pèlerinages. Un héritage qui influence les Egyptiens sunnites d’aujourd’hui : prière dans des mosquées chiites, culte des saints assez marqué dans l’islam égyptien…
Farida nous apprend que, dans l’histoire du Caire, à chaque mouvement politique, la ville s’est étendue vers le Nord avec successivement le Vieux Caire, le Caire fatimide, puis Downtown et enfin New Cairo. Nous découvrons ainsi la majestueuse mosquée Ibn Tulun, la deuxième plus grande mosquée du Caire, bâtie au Xe siècle, juste avant la troisième dynastie des Fatimides. Cette mosquée incarne l’art de maîtriser le vide et les espaces : architecture aérée, aucune motifs géométriques, représentations picturales, vaste cour intérieure couverte… comme une continuité avec le ciel, l’impression d’infini se faisant signe de l’infini de Dieu. La mosquée doit en effet permettre au corps de se reposer et à l’âme de s’élever vers l’abstraction de la transcendance divine. Toutes les conditions sont réunies pour la contemplation. La mosquée Ibn Tulun a été un asile pour les pauvres et pour les malades mentaux avant de devenir un site touristique, nous offrant une réflexion sur l’avenir de nos églises occidentales qui ne sont que rarement des lieux d’hospitalité.
Nous avançons à pied dans les ruelles du Caire et nous émerveillons devant plusieurs autres mosquées fatimides qui sont, pour nombreuses d’entre elles, restées des lieux de prière. Nous retrouvons à chaque fois le « minbar », la partie la plus sacrée de la mosquée faite de matériaux précieux comme le bois ou le marbre polychrome. Jadis lieux d’enseignements, ces mosquées comportent également des espaces dédiés aux quatre différentes écoles juridiques de l’islam sunnite : hanafite, hanbalite, chaféite, malékite.
Nous revenons à l’IDEO, chez les dominicains. En traversant le Caire nous apercevons la Cité des morts, nécropole où, depuis toujours, vivent de nombreux habitants et cohabitent les vivants et les morts. Les habitants prennent soin des tombes, de familles qui ne sont souvent par les leurs, en échange d’une maison. Sont-ce eux qui sont “en haut” et les morts “en bas” ? Ou les vivants qui sont “en bas” sur terre et les morts “là-haut” dans la vie éternelle ?
Nous avons rendez-vous avec Amr Saleh, professeur de l’université al-Azhar, lieu d’enseignement le plus reconnu du monde sunnite. Fondée en 988, c’est aussi l’un des plus anciens lieux d’enseignement islamiques au monde. Tous les enseignements de l’islam y sont donnés. Pour y entrer il faut notamment connaître le Coran par cœur. L’université fonctionnait historiquement grâce aux dons mais l’Etat en a repris le contrôle en 1961.
Amr Saleh, qui a étudié à l’université pontificale urbanienne à Rome, donne notamment un cours d’introduction au christianisme. La découverte de l’IDEO lui a permis de rencontrer des chrétiens “en vrai” et pas seulement dans ses études théoriques. Il nous partage sa vision de la foi, de la manière d’être croyant. Pour lui, le plus beau cadeau à faire à Dieu est un miroir. Et ce miroir, c’est notre cœur. Qu’il puisse rayonner de l’Amour de Dieu, refléter ce que Dieu est, refléter également ce qui est beau ou unique chez l’autre. Voir la différence entre l’autre et moi m’aide à mieux comprendre qui je suis, mes spécificités, et quel est mon chemin. Quelle qu’elle soit, la Vérité est une, et il y a autant de chemins pour y parvenir que d’âmes humaines.
Un échange qui nous amène à la question du dialogue interreligieux qui suppose deux éléments : la confiance et l’amitié. En exemple, Amr dit ne pas comprendre le mystère de la Trinité mais faire confiance à son ami dominicain, le frère Jean, présent avec nous, quand ce dernier lui dit ne pas être polythéiste. Un témoignage de confiance envers frère Jean qui de son côté fait confiance à Amr quand celui-ci lui dit que Mahomet n’est pas un chef de guerre violent. Une confiance issue de leur amitié.
La conversation s’achève sur le lien entre politique et religion. Amr Saleh invite à ne pas oublier que l’aspect politique, que la la loi, n’est que la coquille de l’œuf, un essentiel protecteur mais qui n’est pas le cœur nourricier de la foi. Il nous demande aussi si nous préférons être une personne gouvernée ou une personne croyante. Dieu/Allah peut-être un gouvernant ou un ami. “Tu choisis”.
La journée s’achève avec la messe de la Toussaint dans la chapelle des dominicains, où nous pensons aux personnes au Ciel qui nous sont proches.
Amr dit ne pas comprendre le mystère de la Trinité mais faire confiance à son ami dominicain, le frère Jean, présent avec nous, quand ce dernier lui dit ne pas être polythéiste. Un témoignage de confiance envers frère Jean qui de son côté fait confiance à Amr quand celui-ci lui dit que Mahomet n’est pas un chef de guerre violent. Une confiance issue de leur amitié.
Mardi 2 novembre
Nous partons tôt sous une lumière déjà claire et chaude dans notre minibus ou Hani, fidèle, nous attend joyeusement en cette heure matinale. La journée s’annonce encore riche : nous quittons pour la première fois le Caire, pour nous enfoncer dans le désert du “Wadi el Natrun”, désert connu pour être le théâtre de nombreux récits bibliques et le berceau des premiers ermites chrétiens. Pour moi, c’est une plongée dans le cœur de l’Histoire chrétienne que je ne pensais pas vivre de sitôt : nous allons au monastère de Saint-Macaire de Scété, fondé au IVème siècle par Saint Macaire dit l’Egyptien.
Saint Macaire est l’une des grandes figures fondatrices du monachisme chrétien. Il est l’un des Pères du désert et de nombreuses anecdotes de sa vie de moine sont enseignées encore aujourd’hui dans la Tradition sous le nom d’Apophtegmes (« Jardin des moines » en arabe). Même le plus occidental des moines novices ne manquera pas d’entendre, aujourd’hui encore, ces enseignements de la vie des premiers ermites chrétiens Égyptiens, dont toute la tradition monastique est l’héritière.
Au fil des siècles, le monastère de Saint Macaire s’est dépeuplé et dans les années 70, il ne restait que six moines dans ces murs historiques. Avec l’appui du patriarche d’Alexandrie, le pape Cyrille VI, le monastère a été rénové sous l’impulsion d’une des plus grandes figures spirituelles de l’Eglise copte contemporaine : Matta el Maskine (Matthieu le pauvre). Cette refondation est un succès et le monastère est rebâti. Il compte aujourd’hui environ 120 moines. L’activité agricole du monastère est dense et nous voyons s’étendre les terres cultivées (palmeraies) comme des ailes vertes au milieu du désert.
En plus d’être reçus dans un site hautement historique de l’Histoire chrétienne, nous sommes aussi au coeur d’un lieu qui occupe une place centrale dans les enjeux qui traversent l’Eglise copte depuis quelques dizaines d’années jusqu’à aujourd’hui : Matta el Maskine ne s’est en effet pas limité à rebâtir les mûrs du monastère et à le repeupler. Il a aussi insufflé une refondation dans l’esprit même de la vie monastique et de la Tradition Copte en revenant à la racine de la spiritualité des Pères du désert. Il a également constitué une riche Bibliothèque rassemblant des ouvrages écrits en langues coptes et grecques.
Matta el Maskine a une aura spirituelle forte. Il centre sa spiritualité sur la christologie et une méditation autour de l’Incarnation. Mais si ses livres sont lus jusqu’en Occident, ils sont censurés pendant des années en Egypte. Le monastère de Saint-Macaire a en effet été marginalisé au sein même de l’Eglise copte à partir des années 1970, pour des raisons théologiques et politiques. Ces tensions ont culminé il y a trois ans avec l’assassinat d’Abba Epiphanios, évêque et supérieur de Saint Macaire. Le pape actuel, Tawadros, entretient cependant de bonnes relations avec le monastère – et celui-ci conserve un rayonnement important.
Nous sommes accueillis par un jeune moine, Abouna Markos, qui a vécu une partie de sa vie en Belgique et en Italie. Nous apprécions beaucoup son accueil chaleureux et son humour fraternel. Nous le suivons pour une visite des lieux historiques du monastère. Nous visitons plusieurs chapelles très belles, et le lieu où les reliques de saint Jean Baptiste ont été déplacées depuis la Palestine lorsque le contexte là-bas rendait leur conservation peu sûre. Nous chantons tous ensemble pour prier et nos chants attirent les visiteurs.
Notre programme est perturbé par l’arrivée impromptue du prince héritier du Luxembourg. Après cette annonce cocasse, Abouna Markos nous conduit à l’hôtellerie, récemment construite pour les hôtes, qui peuvent y être accueillis pour des retraites, et dédiée à Abba Epiphanios. Une grande table nous attend dans une longue et belle salle, dressée avec des nappes blanches et de jolis plats. Le repas est abondant et délicieux ! Abouna Markos se confie à certains d’entre nous sur sa vie monastique.
Après déjeuner, nous avons la chance de pouvoir avoir un entretien avec Abouna Wadid. Il est une figure spirituelle importante du monastère. Jeune architecte, il est entré comme moine à Saint-Macaire au moment de sa refondation. Il est l’un des plus proches disciples de Matta El-Maskine. C’est à présent un ancien dont la vie est marquée par une vocation très particulière : copte catholique par son baptême, il ne se convertit pas à l’orthodoxie à la demande de Matta el Maskine. Abouna Wadid a donc embrassé cette vocation œcuménique qui lui donne une place singulière dans le monastère. Très proche d’Abouna Matta, il a traduit certains de ses livres en français et également écrit des textes spirituels. Il est aussi l’oncle de Marie-Nil, ce qui nous permet d’avoir l’honneur de passer un moment avec lui.
Ce moment est riche d’enseignement. Nous parlons tout d’abord du Salut, du mystère du mal et de la souffrance. “Ton Salut est déjà présent, actuel, car il est ta relation vivante au Christ. L’essentiel, que ce soit chez les Latins, les Coptes ou les Russes, c’est comment vivre l’union au Christ, comment vivre l’incarnation, comment actualiser dès aujourd’hui le mystère de l’union personnelle. » À une question sur le mal et la souffrance, Abouna Wadid répond que : « la venue du Christ n’a supprimé ni le mal ni la souffrance mais a en revanche transformé, pour toujours, le sens de la souffrance. Car l’épreuve de La Croix, vécue par le Christ par amour, a conduit à la Résurrection. Ainsi, la souffrance que nous vivons aujourd’hui n’est plus seulement injustice ou absurdité car le Christ, par La Croix, est allé au bout de la souffrance puis, par la Résurrection, l’a définitivement vaincue. »
Une question est ensuite posée sur le scandale des abus sexuels dans l’Eglise Catholique romaine et sur son appréhension par nous, jeunes chrétiens français. Nous prenons à ce moment-là la mesure des différences culturelles et générationnelles qui nous séparent. Abouna Wadid nous dit son incompréhension face à l’abondance du discours médiatique sur ces questions. Il pense qu’en Orient cet étalage serait plutôt une cause de honte et de déshonneur pour les victimes. Nous répondons que la vérité, quand elle est dite, permet à la honte de changer de camp. Cette manière de rendre justice lui semble étrangère. Pour lui, c’est la confiance brisée de personne à personne qui le peine, et le peu de miséricorde et de discernement produit par cet étalage public. Ce sujet nous sépare, mais il est le témoignage que nous avons besoin de la grâce et de l’Esprit Saint pour que nos cultures, nos identités, nos langages et nos âges ne soient pas des murs qui nous empêchent de nous rencontrer mais des occasions de saisir toutes les richesses que Dieu a mis en l’Homme.
Abouna Wadid nous parle ensuite de la vie monastique quotidienne à Saint Macaire. Les moines, comme en Occident, se lèvent au milieu de la nuit pour psalmodier. Mais, de façon différente, la vie à Saint Macaire est fondée, comme dans une grande partie du monachisme oriental, sur une tradition érémitique, ce qui frappe une grande partie d’entre nous. Nos monastères occidentaux sont en effet fortement imprégnés par la Règle de Saint-Benoît dite “cénobitique”, c’est à dire centrée sur la communauté. La vie des moines à Saint-Macaire, elle, est bien moins marquée par le rythme des temps communautaires. Comme nous l’explique Abouna Wadid, la question première est comment chacun vit le mystère de l’union au Christ. Il y a des moines qui vivent 90% de leur temps au travail de la terre, d’autres dans les livres, d’autres dans la prière. “Les moines Égyptiens cherchent à suivre l’inspiration de l’Esprit. La vie monastique est ainsi fondée sur la Liberté de l’Esprit et c’est le Père spirituel, suivant les inclinations du moine, qui aide celui-ci à organiser sa vie quotidienne dans le monastère. Les temps communautaires, sauf quelques-uns, ne sont pas obligatoires. A contrario, le monde latin cultive le goût de la systématisation : tout doit ainsi être prévu par la règle.“ Il est vrai que l’importance de la Règle chez les Bénédictins et les Cisterciens est ce qui les distingue de beaucoup de traditions monastiques. Abouna Wadid nous confie en souriant qu’à l’opposé, chez les coptes, il y a une pénurie de règles, mais que le plus important est de veiller à ce que chacun, dans sa vocation personnelle, puisse vivre chaque jour le mystère de l’union intime au Christ.
Après cet échange riche et déplaçant avec Abouna Wadid, Abouna Markos nous emmène voir les élevages d’autruches, dont les œufs, qui symbolisent la Résurrection, sont présents dans plusieurs églises du monastère. Moment tout à fait surprenant : nous nous retrouvons au milieu de ces immenses oiseaux qui balancent leurs cous et leurs becs étonnés sous le ciel rouge du coucher de soleil dans le désert. Ces belles autruches participent à l’économie du monastère. Leur viande et leurs oeufs sont vendus à des églises et des restaurants.
Nous reprenons ensuite le minibus jusqu’à un autre lieu copte du désert où nous passerons la nuit : Anafora. Tout à fait différent de Saint-Macaire. Il s’agit d’une communauté nouvelle fondée dans les années 90. Nous sommes accueillis dans une hôtellerie magnifique, où beaucoup d’hôtes sont en train de finir de dîner. La nourriture, constituée exclusivement de produits locaux est une joie pour les yeux et la promesse d’une nuit douce, loin de l’agitation et des klaxons du Caire !
« Les moines Égyptiens cherchent à suivre l’inspiration de l’Esprit. La vie monastique est ainsi fondée sur la Liberté de l’Esprit et c’est le Père spirituel, suivant les inclinations du moine, qui aide celui-ci à organiser sa vie quotidienne dans le monastère. »
Mercredi 3 novembre
Avant de quitter le monastère d’Anafora, une partie d’entre nous assiste à l’office de 6h donné en langues copte et arabe. Les chants sont omniprésents et cadencent la célébration presque en continu. Un peu plus tard, nous visitons une nouvelle église construite clandestinement au printemps 2011, sur le site du monastère, à la faveur d’un départ des forces de police appelées en renfort au Caire alors que le mouvement révolutionnaire est en plein essor.
L’église est presque entièrement recouverte de fresques très colorées représentant différentes scènes de l’Évangile. Des figures modernes inspirantes, comme Martin Luther King, sont insérées dans certaines des représentations. Ces peintures ont aussi un rôle pédagogique : on nous explique que des cours de religion et de catéchèse peuvent ainsi avoir lieu dans l’église, l’enseignant s’appuyant directement sur les images pour transmettre aux élèves la connaissance des textes sacrés. L’une d’entre nous fait le parallèle avec la fonction indissociablement esthétique et pédagogique des vitraux d’églises et de cathédrales dans nos pays d’Occident.
Je relève une différence de fond avec les mosquées : par leur taille et leur aménagement (tapis etc), ces dernières permettent au corps de se reposer et par leur architecture très aérée et leur décoration sans représentations picturales, elles offrent à l’âme l’occasion de s’élever de l’abstraction vers la transcendance de Dieu. Les conditions sont réunies pour qu’on entre en état de contemplation. Les églises peintes, quant à elles, portent davantage la trace de l’incarnation, d’un Dieu fait homme et transfigurant le cours de l’Histoire humaine.
De retour au Caire, nous visitons le musée antique accompagné d’un guide passionné et passionnant : Halim. Ce musée historique, qui a été fondé 1902 sur la place Tahrir, est en train d’être démantelé pour alimenter les collections d’un nouveau musée en construction aux abords du Caire, à Guizeh, mais les pièces encore en place sont extraordinaires : gravures, papyrus, artisanat, orfèvrerie, statues, sarcophages, trésors,tombeau de Toutankhamon… Beaucoup d’entre nous sont frappés par le fait qu’il y a 5000 ans, la société égyptienne était capable de telles prouesses artistiques.
Nous passons ensuite la soirée à CILAS (Cairo Institute for Liberal Arts and Science), école libre de sciences sociales fondée par Karim, un ami de Marie-Nil. Cette école, située dans une ancienne maison du Caire fatimide juste en face de la mosquée du Sultan Hassan, propose des cours variés, dans de nombreuses disciplines (sociologie, philosophie…) et réunit des étudiants et des enseignants d’horizons et de parcours très différents. Il est assez bouleversant de voir des personnes qui prennent des risques pour pouvoir faire ce qui nous paraît si banal : se réunir pour échanger, débattre de l’actualité, apprendre à penser… On se sent petit à côté de personnes qui non seulement luttent pour la justice et la beauté mais en plus conservent la paix et la confiance intérieures.
Le thème de la soirée porte sur la laïcité. Deux interventions assurées par notre groupe présentent la laïcité française. S’ensuit un échange très riche sur le rôle de la religion dans la société et les interactions entre religion et politique. Nous constatons des contextes et des histoires tellement différents qu’il est souvent difficile de s’entendre (surtout en anglais !) sur le sens des mots et la portée des idées. En Egypte, dans des milieux intellectuels du type CILAS, la crainte est globalement du côté d’une identification entre religion dominante et pouvoir étatique, et d’une instrumentalisation de la religion par le pouvoir. En France, dans nos rangs, la crainte est plus du côté d’une laïcité déviant vers une tentative de neutraliser la dimension religieuse de la société et ne se contentant plus de séparer Eglise et Etat, et d’assurer la liberté religieuse des membres de la société. Comment penser un articulation entre politique (au sens d’une action pour le bien commun) et religion qui ne soit ni de l’ordre de l’instrumentalisation de la seconde par la première ni de l’ordre de la défiguration de la seconde par ambition de s’emparer de la première ?
Comment penser un articulation entre politique (au sens d’une action pour le bien commun) et religion qui ne soit ni de l’ordre de l’instrumentalisation de la seconde par la première ni de l’ordre de la défiguration de la seconde par ambition de s’emparer de la première ?
Jeudi 4 novembre
Nous entamons notre cinquième jour au Caire. Plus les jours passent, plus nous sommes émerveillés par ce pays bouillonnant, dépaysant et si chaleureux.
Nous commençons notre journée par la visite d’un atelier d’artisanat, avec le calligraphe Wahdan, et nous découvrons plus particulièrement l’atelier de céramique, avec toutes les étapes de fabrication, de la préparation de la terre à la peinture finale. Une fois de plus, nous sommes émerveillés par la beauté de l’art islamique.
Nous continuons notre journée avec la visite du quartier du Vieux Caire, situé dans le Sud de la ville, sur la rive droite du Nil, à l’emplacement de l’ancienne ville de Fostat. Ce quartier, qui contient les ruines de l’ancienne forteresse romaine du nom de « Babylone », abrite les plus anciennes églises du Caire, la plus ancienne mosquée d’Egypte (Amr Ibn el As, construite au VIIème siècle), et la plus ancienne synagogue d’Egypte, Ben Ezra (construite au IXème siècle dans les murs d’une église du IVème siècle). Selon la Tradition, c’est dans l’une des travées de la synagogue que le prophète Jérémie aurait rassemblé les Hébreux après la destruction du Temple par Nabuchodonosor tandis que, dans l’autre travée, la fille de Pharaon aurai tiré Moise des eaux et la Vierge aurait donné son bain à l’Enfant Jésus. Les strates de la Tradition se superposent ainsi comme les strates architecturales !
L’Eglise dite « suspendue » (car elle a été construite sur l’une des portes de la forteresse romaine), construite au VIIème siècle, est le siège du patriarcat copte depuis le XIème siècle. Elle comprend des icônes très célèbres, notamment de Saint-Georges (saint très important pour l’Eglise copte, Mar Guirguis) et de Saint Jean-Baptiste. L’Eglise de Saint Serge et Saint Bacchus, que nous visitons ensuite, est particulièrement belle et ancienne (elle comprend des colonnes du IVème siècle). Selon la tradition, la Sainte famille aurait séjourné dans sa crypte pendant son séjour en Egypte. La beauté de ces édifices nous rappelle une fois de plus le génie égyptien. Mais ce qui a encore davantage frappé certains d’entre nous, ce sont certains éléments architecturaux dans les églises qui nous font clairement penser à des éléments architecturaux typiques de mosquées, comme le Mihrab. Le dialogue possible entre les religions se lit sous nos yeux.
Après ces différentes visites nous partons pour le Mokattam, la montagne du Caire où vivent les chiffonniers et où se trouve la plus grande église du Moyen Orient. On nous prévient : on saura rapidement qu’on est arrivé à l’odeur.
Concrètement, c’est dans ce quartier que s’effectue le tri de tous les déchets du Caire. Les chiffonniers (des coptes venus de Haute Egypte – comprendre Egypte du Sud – il y a quelques décennies) sillonnent la ville avec leurs camionnettes pour ramasser des sacs de déchets qu’ils empilent à l’arrière de leurs véhicules. Les déchets sont ensuite triés dans leur quartier avant d’être vendus. Ce quartier est donc un véritable lieu « industriel » de tri mais également un lieu d’habitation. Les chiffonniers vivent au milieu des déchets. Les appartements, les bars, les magasins, cohabitent avec les ateliers de tri et les déchets qui inondent les rues. Je me demande ce que ce doit être en plein été quand il fait une chaleur insoutenable.
Malgré leurs conditions de vie difficiles, nous sommes frappés par les regards des personnes dans la rue. Foucauld témoigne « Des regards ouverts, curieux sans être intrusifs, reflétant, dirait-on, une joie de nous voir. Ils ont des regards qui embrassent. Avec beaucoup de personnes, nous échangeons des signes amicaux de la main, lancés parfois depuis la fenêtre des voitures. Cela me fait songer aux regards des rues de France, si souvent soucieux ou méfiants, comme si la peur était l’affect qui commandait beaucoup de nos interactions sociales. »
Nous arrivons au sommet de la colline, dans le monastère Saint Simon le Tanneur où nous sommes reçus comme des rois par Hani (pas notre chauffeur, un autre Hani que nous nommerons ci-après Hani II pour faciliter la compréhension des lecteurs :)). Hani II nous emmène visiter la plus grande église du Moyen-Orient : une impressionnante église creusée à même la roche, construite dans les années 1980 par les chrétiens coptes du quartier qui n’avaient pas d’église pour eux. Des bas-reliefs relatant différents épisodes de la vie du Christ ornent la roche. Hani II nous explique que cette église commémore un miracle fondateur pour les coptes : le sultan fatimide Al-Muizz aurait mis à l’épreuve le patriarche de l’époque en faisant référence au verset de la Bible « si vous aviez de la foi comme un grain de moutarde, vous diriez à cette montagne : Transporte-toi d’ici là, et elle s’y transporterait ». Si la foi des coptes était vraie, la montagne du Mokattam devait se déplacer. Après 3 jours de prières, et sur les consignes de Saint Simon le Tanneur, la montagne se serait déplacée jusqu’à l’endroit actuel.
Nous échangeons ensuite avec Mina, anthropologue et enseignant à CILAS, qui nous dresse l’histoire du monde copte au cours des cinquante dernières années, sur les marches mêmes de l’immense l’Eglise rocheuse où nous assistons en parallèle aux préparatifs de la grande soirée du prière du jeudi soir. Mina nous éclaire aussi sur les divisions internes du monde copte : divisions politiques, sociologiques et spirituelles. Nous découvrons un peu plus les liens complexes entre Église copte et pouvoir en Égypte. La notion générale de « Chrétiens d’Orient » nous semble perdre un peu plus de sa consistance.
Après ce riche échange, nous traversons à nouveau le quartier des chiffonniers pour aller à la rencontre des petites sœurs de l’enfant Jésus. Nous sommes reçus autour d’un goûter exquis par trois religieuses rayonnantes : toutes simples mais si accueillantes et souriantes. Elles nous expliquent leur vocation : vivre la simplicité de la vie de Nazareth. Visiter ceux qui en ont besoin. Accueillir. Aimer. Ces petites sœurs travaillent et vivent très simplement, en cherchant à « donner Jésus au monde », là où elles sont. L’une des Sœurs évoque son père qui lui avait donné la joie comme critère de discernement. Cela me rappelle Dorothy Day : « vous reconnaîtrez votre vocation à la joie qu’elle vous procurera ». Dans cette petite fraternité au bout du Caire, nous nous sentons un peu à la maison. Nous concluons cette intense rencontre par un temps de prière en français, en arabe et en copte avec à la fin la prière de Charles de Foucauld « Mon Père, mon Père, je m’abandonne à Toi ». On aurait dit un temps de prière du lundi du Dorothy. Mais avec de toutes petites et si grandes religieuses. Au Caire.
C’était magnifique.
Nous échangeons ensuite avec Mina, anthropologue et enseignant à CILAS, qui nous dresse l’histoire du monde copte au cours des cinquante dernières années, sur les marches mêmes de l’immense l’Eglise rocheuse où nous assistons en parallèle aux préparatifs de la grande soirée du prière du jeudi soir.
Vendredi 5 novembre
La journée démarre agréablement avec un petit-déj jus de mangue / pâtisserie égyptiennes dans le parc Al-Azhar, qui nous révèle une magnifique vue sur la Citadelle au loin. Pour y arriver, Augustin s’adresse à un égyptien dans la rue :
“ – Je cherche mon chemin pour le parc Al-Azhar… c’est tout droit ?
– Attends, tu me demandes ton chemin, je vais te répondre, mais c’est moi qui indique la route. (petit silence de 10 secondes). C’est tout droit “
Ici le vendredi est le 1er jour du weekend, le parc fourmille donc de parents et enfants venus pique-niquer ou se promener en famille.
Nous tentons ensuite une excursion au souk, en nous perdant dans le quartier des équipements de cuisine : regards étonnés des locaux qui s’interrogent sur notre intérêt pour les fours…
Nous partons pour la nécropole de Gizeh, à l’interface entre l’immense métropole du Caire à l’Est et le désert à l’Ouest. Trois magnifiques édifices se dévoilent soudain sous nos yeux : les pyramides de Khéops, Khéphren et Mykérinos. Nous sommes émerveillés par la grandeur de ces merveilles construites il y a plus de 4000 ans, en 20 ans, sans interruption, et sidérés par le génie des égyptiens de l’époque qui n’avaient pas encore la roue à leur disposition.
La banalité du matériau utilisé (la pierre), la pureté et simplicité de leur forme triangulaire, la puissance du sens spirituel manifesté (élan vers le ciel, la lumière, le soleil) : voilà ce qui constitue la beauté de ces monuments, et leur transcendance. Mais on peut relever aussi une ambiguïté dans ces oeuvres : leur fonction est-elle d’exalter la puissance politique des chefs et de les sacraliser ou bien est-elle d’abord d’exprimer la relation entre le monde visible et le monde invisible et l’importance pour le premier de rechercher et d’être déférent vis-à-vis du second ?
Nous pénétrons ensuite à l’intérieur de la pyramide de Khéops : une longue ascension nous mène dans une pièce funéraire toute simple, où ne subsiste qu’un tombeau vide…et une chaleur étouffante. L’expérience de s’introduire dans un tel édifice chargé d’histoire marquera nos mémoires!
Sur la route du retour, notre chauffeur se fait confisquer ses papiers par la police. Nous nous sentons impuissants face à ce système qui nous semble injuste et où les backchichs sont monnaie courante, leurs bénéficiaires étant d’autant plus gourmands que la situation économique du pays n’est pas au beau fixe.
Nous arrivons donc, non sans inquiétude pour notre chauffeur, dans le quartier de Zeytoun, où Mina nous fait visiter son atelier d’iconographie. Mina rend compte dans ses icônes, qui mêlent technique traditionnelle et iconographie moderne, de l’actualité de la Parole du Christ dans l’Egypte d’aujourd’hui : Jésus se tient au milieu de nous, dans un café de quartier où l’on fume la chicha, la Sainte Famille se trouve séparée des visiteurs par des tanks et barbelés. Il nous raconte que son style ne fait pas l’unanimité parmi les croyants. Son dynamisme, son rire détonant et sa gentillesse nous touchent particulièrement. La soirée se termine autour d’un bon Kochari, un plat traditionnel égyptien où se mélangent riz, pâte, lentilles, oignons frits et sauce tomate.
Mina rend compte dans ses icônes, qui mêlent technique traditionnelle et iconographie moderne, de l’actualité de la Parole du Christ dans l’Egypte d’aujourd’hui : Jésus se tient au milieu de nous, dans un café de quartier où l’on fume la chicha, la Sainte Famille se trouve séparée des visiteurs par des tanks et barbelés.
Samedi 6 novembre
Nous nous retrouvons ce matin à l’est du Caire, au pied de la citadelle de Saladin, devant un vaste complexe de deux mosquées.
Ce voisinage immédiat est étrange : une mosquée néo-mamelouke à droite (Al Rifa’i) jouxte celle du sultan Hassan, bâtie au XIVe. Les deux sont séparées d’une courte ruelle que nous empruntons pour rejoindre Farida à l’entrée de la première enceinte, la plus ancienne. Sur le fronton, ces mots : « N’entrent ici que ceux qui veulent embellir la maison de Dieu ». En fins géomètres, nous pénétrons donc. Sur le pan droit, dans un cartouche de caractères coufiques, la shahada. Des motifs de lotus chinois et de fleurs de lys parsèment les murs. Une fois parvenus dans la cour pavée, nous contemplons les quatre arcades où s’abritaient les différentes madrasas. Celle orientée vers la Mecque abrite un splendide mirhab en marbre polychrome. Des dizaines de luminaires sont suspendus à la voûte par de longues chainettes de dix mètres. Nous imaginons avec Camille l’enseignement des élèves en internat à la lueur de ces lampes. Comme la frise de stuc attire notre regard, Farida nous lit alors le verset du trône (sourate de la vache) qui y est inscrit : « […] Son Trône déborde les cieux et la terre, dont la garde ne Lui coûte aucune peine. Et Il est le Très Haut, le Très Grand. ». Marie note qu’à la différence de vitraux chrétiens destinés à la contemplation commune, ces inscriptions s’adressent aux lettrés. D’où l’importance de l’apprentissage de l’arabe pour tout musulman : le premier verset de la sourate 96 où Gabriel s’adresse à Mahomet n’est-il pas « Lis au nom du Seigneur » ? Dans une salle latérale, tandis que nous découvrons le cénotaphe du sultan et un gigantesque lutrin boisé, un guide entonne la shahada.
En sortant de la mosquée, notre guide nous arrête devant « la plus belle spolia du Caire », discrètement incrustée à droite du porche : une fine colonnette prise à Jérusalem, où figure le dôme du rocher.
Le bâtiment voisin, bien plus récent, est un négatif complet de la mosquée Hassan. A peine rentré, le visiteur est débordé de motifs et couleurs qui occupent chaque paroi de la vaste salle de prière. Farida nous confie son écœurement devant ce qui lui semble une peur panique du vide : l’artisanat égyptien (plafonds à caissons mamelouks, les muqarnas en nids d’abeilles) trouve grâce à ses yeux mais pour le reste, l’architecte européen lui semble avoir commis une mosquée rococo.
Une fois sortis, nous traversons la rue pour monter à CILAS. Là nous rejoignons Karim, Mina, et une demi-douzaine de jeunes réunis pour une matinée de discussions. Mina débute la séance et nous présente son travail sur les annotations bibliques d’un prisonnier rencontré via le « Prison service » de l’Eglise copte (fondé en 1984). Quels sont les passages qui ont touché cet homme enfermé ? Nous lisons silencieusement ses notes. Les apôtres emprisonnés (Ac, 5:19), la vie de Jonas, le Christ au Prétoire (Mc, 15:16), la visite aux prisonniers (Mt, 25:36). On le sent très sensible aux miracles (tremblement de terre qui occasionne la fuite de Paul) et aux rêves (ceux de Joseph) : dans sa geôle il cherche à distinguer les miracles de sa vie, les signes qui ont marqué son séjour d’homme libre et distrait. Un homme de l’assemblée, étudiant à CILAS, demande si l’Eglise ne serait pas une prison, où l’on ferait payer les croyants pour leurs péchés. Mina répond qu’on est libre de la quitter, aujourd’hui plus que jamais. C’est la volonté d’être un seul corps dans le Christ, unis par l’amour qu’Il nous a témoigné le premier, qui nous fait demeurer ensemble. En vérité, vers quelles idoles nous précipitons-nous quand nos lâchetés ou notre désespoir nous font cesser de prier…En France, ce triste spectacle : combien de fuyards qui se font passer pour des évadés ?
Farida prend la suite de Mina pour présenter Ali Shariati, philosophe et militant politique iranien très actif de 1960 à 1980. Le concept « d’édification de soi » est central dans le texte présenté. Les deux égarements qui guettent l’homme moderne : être le jouet de traditions non vécues ; à l’opposé n’être qu’un pantin agité par de vaines libérations. Shariati ne nous souhaite d’être « ni moines retirés du monde, ni marxistes révolutionnaires » : son œuvre est marquée par une recherche de l’équilibre entre ces pôles opposés. Il enseignait le Coran comme Sartre, dont il était l’ami, traduisit Fanon en farsi, lisait assidûment l’islamologue chrétien Louis Massignon dont il avait été l’élève, et a contribué à la revue Esprit. Le plus important à ses yeux : la dévotion, qui conduit par elle-même à la lutte pour la justice. Il puise souvent aux mystiques (notamment El Hallaj).
Marie Nil conclut le trio en précisant trois notions essentielles développées par la théologie chrétienne de la libération : l’option préférentielle pour les pauvres, l’idolâtrie et le péché structurel. Fadi, notre compagnon de voyage égyptien, décrit la traduction arabe récente de Gustavo Gutierrez dans la maison d’édition dominicaine Al Aquini (qui publie des ouvrages de théologie chrétienne en arabe), à laquelle il a contribué en participant à un groupe de discussion autour de la théologie de la libération. Ce fut une grande découverte pour lui, alors que la théologie et la littérature spirituelle en général lui était lointaines (sauf des lectures de Matta el Meskine et les enseignements des pères du désert). Discussion sur le sens de cette préférence pour la pauvreté, présente dans les Béatitudes. Une jeune égyptienne s’interroge sur l’interprétation de la parole christique « Des pauvres, vous en aurez toujours avec vous, et, quand vous le voulez, vous pouvez leur faire du bien ; mais moi, vous ne m’aurez pas toujours » (Mc, 14:7).
Déjeuner chez un rôtisseur voisin. Sur les devantures, ces mêmes associations improbables : après l’autruche, le pape et la Vierge (à st Macaire), l’affiche marie ici allègrement Mohammed Ali et une broche de kebab.
Après-midi dans le parc pris de l’Opéra, sur l’île Guezira, en compagnie d’amies alexandrines et de Fadi, puis d’amis de CILAS conduits par Karim et Farida. Ahmed, docteur en philosophie politique et enseignant à CILAS, nous propose une intervention autour du « Left Islam » et nous introduit à la figure de Hassan Hanafy, philosophe égyptien qui a notamment théorisé la notion de « gauche islamique », et qui vient de mourir quelques semaines plus tôt.
Le soir, nous fêtons l’anniversaire de Mathilde sur les toits du Caire. Camille rentre d’une journée de peinture sur les bords du Nil avec une toile bien entamée. Adieux à Fadi. Le lendemain, après l’office à l’IDEO le matin et le sermon de Frère Emmanuel, nous quittons Le Caire – le coeur rempli de joies et de souvenirs !
Fadi, notre compagnon de voyage égyptien, décrit la traduction arabe récente de Gustavo Gutierrez dans la maison d’édition dominicaine Al Aquini (qui publie des ouvrages de théologie chrétienne en arabe), à laquelle il a contribué en participant à un groupe de discussion autour de la théologie de la libération.
samedi 8 janvier 2022 | Entretien Pascal, manoeuvre, Témoignage
Bienvenue dans l’atelier de Pascal, l’un des poumons du Dorothy ! Dans les lignes qui suivent, vous trouverez de nombreuses bonnes raisons de venir participer aux ateliers du mardi ou du samedi. Mais écoutons le maitre des lieux nous en parler….
Quel est, pour toi, le but des ateliers {menuiserie, plomberie, électricité} que tu animes chaque semaine ?
Les ateliers permettent de passer de « je vais faire » à « je fais ». J’accompagne les gens à faire les choses. C’est de la réalité, du concret. Et en se découvrant dans l’acte de faire, on trouve à l’intérieur de soi des capacités insoupçonnées. En tant qu’être humain on va chercher le compliqué, ce qui est en relief, au lieu d’aller chercher la simplicité. Il faut enlever tout un tas de choses pour penser simple. Je pianote là-dessus, je m’adresse à l’intelligence de la personne, et pour cela je la nourris avec des choses simples, avec l’essence des choses, pour qu’elle puisse faire.
Les gens s’ouvrent très rapidement car même s’ils arrivent avec les volets clos, le fait de leur apporter quelque chose les titille, c’est très rare d’avoir de la suspicion. Je ne leur démontre rien, je vais les chercher là où ils en sont. J’aime bien quand les gens ont des projets, où ils se projettent pour faire des choses et surtout pour donner une deuxième vie aux choses : ne pas jeter, être dans une bonne récup’, …parfois on n’a pas besoin d’un projet précis. Même si on ne fait pas le lien tout de suite, on peut se se poser la question : qu’est-ce que je vais faire avec ça pour répondre à tel besoin. Là aussi on créé, on met son cerveau en route…on est tous des créateurs, et beaucoup l’oublient.
Comment fais-tu ?
Je pose des questions, je suis hyper interactif : « c’est quoi le bois pour toi ? », « comment tu imagines l’électricité ?». Souvent, les gens passent tout de suite au deuxième chapitre (le compliqué) au lieu de s’attarder sur le premier : la matière. J’aime bien animer avec cette intention : « et moi, comment j’aurais aimé qu’on m’apprenne ? ». Quand j’étais môme (14 ans), j’étais apprenti avec un type qui savait tout faire mais qui ne disait pas un mot de la journée. J’ai dû comprendre en observant, parfois même en cachette. Alors quand je suis entré dans la formation professionnelle, j’ai beaucoup réfléchi à la pédagogie : je suis le maillon d’une chaine, la transmission est très, très importante. Je te passe un témoin et tu vas aller plus loin avec. Le savoir ne doit pas se perdre. L’idée d’une civilisation c’est j’observe, je transmets, les autres écoutent, le prennent à leur sauce et font évoluer. Pendant les ateliers, je laisse l’intelligence de l’autre mâcher ce que je donne. C’est étonnant, les gens font à leur manière, et parfois ça me surprend. J’ai besoin de ça, de m’enrichir encore et encore et encore…
J’ai rencontré des femmes qui se sont entendu dire toute leur vie, quel que soit leur âge : « fais pas ça, tu vas faire une bêtise ». Moi je dis au contraire, fais-le, et plus tu vas faire de conneries, mieux ce sera. J’en ai vu en larmes de voir ce qu’elles étaient capables de faire, à faire des enduits, je te jure, venant de l’autre monde. Les femmes sont plus méticuleuses, soigneuses, précises… (un mec ça veut tout contrôler, maitriser). Alors que toute leur vie on leur a dit qu’elles allaient faire des conneries, là on leur donne cette capacité d’aller au-delà de la position obligée, c’est un truc de dingue de voir ça.
Comment ta pédagogie s’incarne dans les ateliers ?
En menuiserie, le point de départ est souvent : « quel rapport a-t-on chacun avec le bois ? », ou « C’est quoi pour toi un arbre ? » Je repère comment ils se situent. Personne n’aime pas le bois, n’aime pas l’arbre, ça n’existe pas. Même un bûcheron aime le bois. Je veux aller plus loin avec les mots, de bien les choisir : le charme, la noblesse… Il faut éveiller les sens, pour travailler le bois, j’ai besoin de mots romantiques. C’est ce qui me permet ensuite d’écouter le son du bois pour le guider. On n’est pas dans la maitrise des choses, on s’embellit et on s’ennoblit. Je mets en avant le respect, je sors de l’automatisation, de la domination des choses. C’est l’association entre « à qui j’ai à faire » et « ce que je dois faire. »
La plomberie, ça parait rébarbatif et c’est complexe : chaque chose que tu fais mal, tu le reprends dans la tronche, c’est du ping-pong. En expliquant comment ça fonctionne, on garde la complexité, mais on est dans la compréhension de cette complexité. L’approche est moins rebutante comme ça. Il faut se positionner mentalement (serein, je sais que je vais avoir à faire à quelque chose qui va être contre moi, je ne dois pas m’emporter) et techniquement (le fonctionnement). J’apprends à pallier aux soucis du quotidien, avec des petites astuces à la portée de chacun, dans une pédagogie humoristique, imagée.
Avec l’électricité, on est dans le rêve. On ne la voit pas, on ne la sent pas vraiment. En électricité, il faut comprendre, après c’est simple, la suite vient tout seul, comme un cours d’eau qu’on peut diriger. Avec ce qu’on comprend, on peut ensuite créer : « qu’est-ce que je peux faire avec ça ? ». L’information permet la liberté d’action, et une possibilité de faire, les gens peuvent se dépatouiller en fonction de ce qu’ils ont à faire. Après il faut pratiquer, c’est comme tout. Mais le fait de mettre dans l’exercice de faire, déjà, ça change tout.
In fine, la pédagogie est commune mais j’appuie sur des notes différentes. Je parle aussi des freins : à un moment, il faut d’autres compétences, d’autres matériels. Je parle aussi de la sécurité : le respect des normes d’utilisation pour les outils (les machines en menuiserie), les normes d’installation pour l’électricité ou par rapport à la pression de l’eau…il faut comprendre à qui on a à faire. La sécurité, c’est aussi soi-même en train de faire – là aussi on se comprend et on s’enrichit.
Qu’est-ce que cela t’apporte ?
J’aime que chacun donne de l’historicité aux choses. Je dis souvent « travaille à ta légende ». Peu importe ce qu’on met derrière, c’est laisser une trace. Faire un meuble, changer un robinet, réparer une prise…la satisfaction qu’on en tire, ça ne peut pas s’enlever. Cette satisfaction, c’est intime, très personnel… dans la vie de tous les jours il y a peu de cette satisfaction concrète, réelle. C’est s’enrichir à chaque instant – comme dans la vie, c’est ça qui nous donne notre densité, notre estime de soi, ce sont des instants magiques. J’ai une base de pragmatique, j’ai besoin de ce réel.
Je prends des bouffées d’enrichissement, d’énergie à travers les ateliers. Je capte des moments suspendus, il n’y a plus de temps, c’est un échange entre des perceptions, des choix, …c’est la vie là. Y a de la rigolade. Et moi je suis maître de cérémonie entre ceux qu’ont de l’humour, ceux qu’ont le verbe facile…c’est l’harmonie, on arrive à une mélodie super sympa. Dans ce temps suspendu, avec l’atelier au fond du couloir, un peu à part, c’est l’instant qui va amener du plaisir et de la facilité à faire après.
C’est un peu comme s’il y avait un gué à passer, moi ça va, ça fait mille fois que je passe, je connais les dédales, alors je t’accompagne dans les dédales, et après tu fais ta route.
ENTRETIEN RÉALISÉ PAR FANNY RAMPINI.