Dorothy Day journaliste
Chez Dorothy, l’écriture est fondamentale, et le journalisme nécessaire pour informer : c’est sa première et constante vocation. Mais elle ne va jamais sans l’action, elle l’accompagne nécessairement. Dès ses premiers reportages, elle vit avec ses sujets et participe avec eux aux luttes sociales qu’elle décrit ensuite dans ses articles. En fait ces articles racontent toujours la vie de personnes, ce sont toujours des histoires incarnées, dont elle est souvent le personnage principal : elle ne propose pas des principes de vie qu’elle n’ait d’abord appliqués, et ces principes sont la conséquence de ses expériences, et non pas des théories préétablies.
Ainsi, tout au long de sa vie, elle s’efforcera de ne jamais proposer uniquement des idées : pour elle il s’agit, avant tout, d’agir en vue d’une société meilleure. Dans le numéro de janvier 1936, elle annonce ainsi la mise en place de “farming communes” (fermes communautaires) telles que Peter Maurin les préconise : “Nous nous rappelons les paroles de Saint François qui explique qu’on ne peut pas connaître ce qu’on n’a pas pratiqué, nous avons tenté nous seulement de publier un journal mais de mettre notre programme en application.” Et plus loin : “Nous déménageons parce que nous avons l’impression que nous ne pouvons pas parler dans le journal de quelque chose que nous ne pratiquons pas. Nous croyons que nos paroles auront plus de poids, nos écrits plus d’impact, si nous mêmes sommes pleinement engagés dans l’amélioration de nos conditions de vie par le travail agricole.”
Voici quelques exemples d’articles de Dorothy Day, tous issus du Catholic worker et disponibles en version original sur le site du mouvement, pour donner un aperçu du style de journalisme pratiqué par Dorothy, combatif, drôle, parfois âpre, parfois lyrique, toujours incarné.
- Premier numéro du Catholic workers : “A nos lecteurs” (The Catholic Worker, May 1933, 4 (First Issue))
Cet article décrit les missions du tout nouveau journal : informer les chômeurs catholiques, montrer qu’on peut être “de gauche” sans être athée, et avant tout faire connaitre la pensée sociale de l’Eglise. Dorothy conclut ce petit manifeste en notant à quel point il est réjouissant de savoir que Jésus lui-même ne savait pas où dormir : derrière les affirmations un peu fières et la verve combative, il y a l’ébauche d’une pensée très cohérente de la pauvreté, directement inspirée de Saint François d’Assise.
Voici le texte en entier.
“A nos lecteurs”
C’est à ceux qui sont assis sur des bancs publics dans la chaleur du soleil printanier.
A ceux qui se précipitent dans les abris pour échapper à la pluie.
A ceux qui parcourent les rues à la recherche d’un travail,
A ceux qui pensent qu’il n’y aura aucun espoir pour eux dans le futur, aucune prise en compte de leur détresse – que cette mince publication est adressée.
Son but est de les interpeller en soulignant que l’Eglise catholique a un programme social, de leur faire savoir qu’il y a des hommes de Dieu qui ne travaillent pas seulement pour leur bien-être spirituel mais aussi matériel.
Il est temps qu’il existe un journal catholique pour les chômeurs.
Le but fondamental des publications les plus radicale est la conversion de ses lecteurs à la pensée de gauche* et à l’athéisme.
N’est-ce pas possible d’être de gauche* sans être athée ?
N’est-ce pas possible de protester, de dévoiler, de se plaindre, de pointer du doigt les abus et de réclamer des réformes sans pour autant désirer renverser la religion ?
Dans l’espoir de populariser et de faire connaître les encycliques du Pape en ce qui concerne la justice sociale et le programme mis en avant par l’Eglise pour la “reconstruction de l’ordre social”, cette nouvelle publication, The Catholic Worker, est lancée.
Pour le moment on ne sait pas si ce sera un mensuel, un bihebdomadaire ou un hebdomadaire. Cela dépend entièrement des fonds collectés pour l’impression et la distribution. Ceux qui peuvent s’abonner, et ceux qui peuvent faire un don sont appelés à le faire.
Ce premier numéro du Catholic worker a été programmé, écrit et édité dans la cuisine d’un immeuble de la 15e rue, dans des wagons de métros, sur le ferry. Il n’y a pas de salle de rédaction, pas de notes de frais pour le téléphone ou l’électricité, pas de salaires.
L’argent pour l’impression du premier numéro a été récolté en mendiant de petites contributions à des amis. Un prêtre de Newark nous a envoyé dix dollars et les prières de sa congrégation. Une soeur du New Jersey, habillée aussi de sainte pauvreté, nous a envoyé un dollar. Un autre ami bienveillant et généreux nous en a envoyé vingt-cinq. Pour le reste, les rédacteurs sont allés cherché dans leurs propres économies, et pour ce faire ils ont utilisé de l’argent destiné à payer des factures de lait, de gaz, d’électricité.
En acceptant les retards de paiement, les fournisseurs ne savaient pas qu’ils faisaient avancer la cause de la justice sociale. Ils ont, pour cette fois, involontairement coopéré.
Le mois prochain, quelqu’un pourrait nous faire don d’un bureau, qui sait ?
Il est réjouissant de se rappeler que Jésus Christ errait sur cette terre sans endroit pour reposer Sa tête. “Les renards ont des terriers et les oiseaux du ciel leurs nids, mais le Fils de l’Homme n’a pas d’endroit pour reposer Sa tête.”. Et quand nous considérons notre existence précaire et nos doutes, nous nous souvenons (fiers de partager le même honneur) que les disciples ont soupé au bord de la mer et ont erré à travers des champs de maïs en cueillant sur les tiges des épis pour en faire un repas frugal.”
*ndtr : c’est l’adjectif anglais “radical” qui est traduit ici par “de gauche”, ce qui reste une approximation et suppose que le lecteur se rappelle le contexte politique américain des années 30. Voir la biographie Dorothy Day, la révolution du coeur – Tallandier, 2018
2. Jour après jour (titre original : Day After Day), Juin 1935 (The Catholic Worker, June 1935, 5.). Extraits
Cet article relate entre autres le travail en cours dans le jardin communautaire du mouvement des Catholic worker, basé à New York, qui leur procure un havre de paix, pour se reposer au vert loin des bureaux de la ville. Typique du style de Dorothy Day, ce texte égrène une série de portraits de personnalités de la petite communauté, toujours avec une touche d’humour. Cela lui permet de décrire le quotidien des Catholic workers de New York, afin que les lecteurs du journal aient un aperçu de la vie de la communauté. Elle y évoque l’importance du lien à la nature, et à quel point un cadre urbain sans végétation peut être asséchant pour l’âme. Voici le début de l’article.
Dans le jardin commun, Edelson travaille pieds nus, son pantalon roulé jusqu’à ses genoux, sans chemise, son maillot de corps collé au dos. Il travaille avec un pic, qu’il manie avec de grands mouvements puissants. De temps en temps il fait une pause et émiette la terre sous ses pieds, en méditant. Il va nous donner quelques semaines, a-t-il dit, pour l’amour de la camaraderie, du communisme chrétien, de la coopération, de la fraternité, de l’unité, en tant que membre du Corps mystique, parce que le Christ est dans son coeur, pour exercer sa fonction presbytérale de laïcs, et pour toute une série d’autres raisons. Aussi parce que cela lui ferait du bien.
(…)
« En ville il n’y a pas de jardin, il n’y pas de verdure pour reposer le regard. Nous avons déménagé loin de notre jardin aux pétunias, avec ses plants d’asperge, son figuier et ses haies de troène. En réalité il y a de l’autre côté de la rue un ailante, « arbre qui monte au ciel» comme il est aussi appelé, et il nous donne faim et soif de campagne. » Mais à part ça, il n’y a pas l’ombre d’une plante. En guise d’arbres nous avons les mats et les cheminés des navires sur les quais, et pour l’herbe et la terre nous avons les pavés inégaux des trottoirs devant les entrepôts et les garages, et de lugubres et affreux immeubles au milieu. ». Nous sommes heureux, nous tous, de savoir que le jardin de la communauté est là bas, à quelques heures de route du bureau. Déjà le mois dernier il y a eu environ 35 visiteurs et le travail jardinier a progressé de jour en jour. Les conférences de week-end nous pas encore démarrées mais des courriers seront envoyés dans le courant du mois pour annoncer les rencontres qui auront lieu soit pendant tout un week end ou seulement le dimanche. »
3. Petit manifeste des Catholic workers (1936). Traduction de l’article “For the new Reader”, dans The Catholic Worker, December 1936, 6
Pour bien comprendre cet article, rappelons qu’il est écrit dans le contexte particulier de la Grande Dépression, avec une situation économique très dure aux Etats-Unis, des conflits sociaux croissants (les droits des ouvriers, des femmes, des Noirs sont en train de naître dans la douleur et continueront pendant quelques décennies à être l’objet d’affrontements violents), et une lutte sur le plan des idées qui se durcit entre les idéologies qui tiraillent l’Occident : une guerre point à l’horizon. D’où l’insistance des premiers paragraphes sur l’antifascisme et l’anti-communisme du mouvement (un rappel sans doute nécessaire pour un mouvement régulièrement soupçonné de marxisme), puis le paragraphe sur la “guerre juste”. Cela n’empêche pas les Catholic workers de proposer ici un programme à valeur universelle, fondé directement sur la Doctrine sociale de l’Eglise dont on retrouve certains grands thèmes (l’importance relative de la propriété par rapport au bien commun, la place centrale de la personne humaine).
A propos de l’expression “ responsabilité personnelle”, qui a une place centrale dans la pensée de Dorothy Day : Il ne faut pas comprendre que l’Etat n’a pas d’importance ou d’utilité, mais que l’amélioration de la société passera nécessairement par une implication personnelle des chrétiens dans la lutte contre la misère, et non par des institutions impersonnelles, ne serait-ce que parce que c’est soi-même que l’on sauve lorsqu’on fait un acte de charité envers son prochain. Il faut donc bien entendre ici le mot “personnelle” comme un écho au personnalisme de la Doctrine sociale de l’Eglise, et non comme un synonyme d’”individuel”. Dorothy Day refuse aussi bien l’individualisme libéral que le socialisme étatique. Elle est bien plus proche de ce qu’on pourrait appeler un “anarchisme chrétien communautaire”, (ou pour reprendre ses propres mots, d’un “communisme chrétien”), dont l’objectif est d’établir des communautés de vie où les aides de l’Etat deviennent inutiles puisque chacun y choisit librement la pauvreté et prend soin de son prochain.
“Au nouveau lecteur”
Le Catholic Worker est fermement anti-fasciste parce que le fascisme refuse que l’homme ait une obligation plus haute celle qu’il doit à l’Etat, parce que le fascisme croit que l’homme est fait pour l’Etat et refuse de dire que l’Etat est fait pour l’homme, parce que, bien que les croyances et actions du fascisme repose sur ces principes, comme cela est apparent en Italie et en Allemagne, il fait semblant de reconnaître des droits religieux, politiques et économiques, et est donc plus dangereux, par bien des aspects, que l’hostilité ouverte du Communisme.
Le Catholic Worker est tenacement anti-communiste, malgré tout ce que vous avez pu entendre, parce que le communisme proclame que l’homme vit seulement de pain”, déifie le confort, refuse la liberté religieuse, politique et économique, bien que pas aussi ouvertement qu’autrefois, a remplacé le capitaliste et l’aristocrate par le Parti communiste, mais asservit et exploite toujours le paysan et le prolétaire ; n’est, en somme, pas mieux qu’un Capitalisme d’Etat.
Le Catholic Worker est pour un communisme chrétien, tel que pratiqué dans les monastères catholiques et par les premiers chrétiens, comme une économie de la perfection, possible uniquement sur la base du volontariat.
Le Catholic Worker est anti-capitaliste, dans le sens où il condamne l’état d’esprit cupide, d’un matérialisme rampant, qui est devenu synonyme de ce système, et a conduit aux abus actuels dans la production et la distribution.
Le catholic worker n’est pas opposé à la propriété privée, mais au contraire travaille pour “la restauration de la propriété” à travers des coopératives, des banques mutualistes et le mouvement de retour à la terre. Il soutient la possession privée des moyens de production sauf quand une telle possession est incompatible avec le bien commun, comme chez certains fournisseurs de service public, mais s’oppose à la concentration du pouvoir productif dans les mains de quelques uns, parce que cette concentration a presque été destructive du bien commun.
Le Catholic Worker n’est pas opposé à “économiser pour les jours de vache maigre” et pour le soutien de ceux qui dépendent de nous, mais s’intéresse plus à donner ce qu’il a, non seulement parce que c’est le devoir des Chrétiens de donner leur surplus au plus pauvre, mais aussi parce que c’est un bon calcul économique de distribuer l’argent oisif à ceux qui le dépenseront.
Le Catholic Worker ne condamne pas absolument toutes les guerres, mais croit que les conditions nécessaires pour une “guerre juste” ne seront pas remplies aujourd’hui.
Le Catholic Work admet l’importance de l’action politique mais s’intéresse beaucoup plus à l’importance l’action privée, pour créer de l’ordre à partir du chaos.
Le Catholic Worker admet l’importance de la responsabilité publique pour les pauvres et les nécessiteux, mais s’intéresse beaucoup plus à l’importance de la responsabilité personnelle pour les affamés, les assoiffés, les nus, les sans-abris, les malades, les criminels, les affligés et les ignorants.”
4. “Jour après jour”, décembre 1938. (The Catholic Worker, December 1938, 1, 4)
“Day after Day” est le nom de la chronique tenue par Dorothy dans tous les numéros du Catholic Worker. Si le nom changera par la suite, la tradition demeurera : Dorothy tiendra jusqu’à la fin de sa vie une chronique dans le journal. Cet article donne un aperçu à la fois de sa vie quotidienne et de ce style journalistique qui lui est propre, associant la description des petites joies du quotidien à une réflexion générale sur la pauvreté, racontant sur le même plan une soirée avec Raissa Maritain et une soirée avec sa fille Tamar Teresa : l’une n’est pas plus importante que l’autre, l’action politique est toujours ancrée dans une réalité quotidienne, faite avant tout de relations avec les autres, de lien de proximité avant d’être fondée sur un système idéologique. Sans qu’à aucun moment elle l’exprime comme une doctrine, ce texte porte néanmoins pour nous, lecteurs d’aujourd’hui, une injonction simple et évidente : la charité commence par aider concrètement son prochain, l’action politique commence par parler à son voisin. S’y dénote une certaine dose d’humour aussi, qui nous permet de comprendre qui était Dorothy Day aussi : Raissa Maritain ne sera-t-elle pas choquée par les danses qu’elle verra à Harlem, va-t-on trouver un hérisson pour Tamar Teresa ?
Un soir du mois dernier, un groupe s’est réuni pour un dîner en l’honneur de Madame Raissa Maritain, qui repartait en France le jour suivant après une courte visite à New York et dans le Midwest. Harry McNeil, qui est le président de nos rencontres du mardi soir, Dr Ruth Byrnes, Dr. William O’Meara, Harry Binsse et sa femme, la soeur de Mme Maritain, et Emmanuel Chapman étaient présents, et la conversation s’est déroulée en français et en anglais. Grâce au Dr McNeil, qui a aussi familier du français que de l’anglais, ce fut un dîner très agréable pour moi qui ne parle pas français. Les autres ont avoué qu’ils étaient plus à l’aise pour parler de philosophie en français, que du mouvement syndical, par exemple, qui intéressait énormément Mme Maritain.
Madame Maritain nous a chaudement recommandé le livre de Borne et Herny, Le travail et l’homme et dit qu’elle et son mari connaissaient bien les auteurs, qui avaient été parmi ses étudiants à lui à Paris. Maritain et sa femme aiment beaucoup tous les deux l’Amérique (…).
Madame Maritain s’est montrée très intéressée par les Noirs dans ce pays et la soirée s’est terminée par une visite d’une demi-heure à Harlem où nous nous sommes assis au Savoy pour voir les danseurs et écouter du swing. Elle-même musicienne, Madame Maritain voulait entendre en direct un de ces groupes si médiatisés dans les journaux européens. J’étais heureuse que nous soyons allés dans une des grandes salles de danses parce que c’était un lieu où les ouvriers se réunissent après de longues heures de travail manuel éreintant, où les femmes qui travaillent comme femmes de chambre, femmes de ménages, ou vendeuses peuvent aller et oublier leur oppression en dansant le coeur léger pendant quelques heures. Certaines danses étaient grotesques ou même drôles, certaines étaient très calmes. Aucune n’était répréhensible alors que j’avais des craintes.
Enfin nous nous sommes mis à faire du feu après un automne long et tiède. Toutes les femmes dans la Maison d’Hospitalité sortent pour ramasser du bois dans le quartier et la cour résonne du bruit des haches sur le bois mais aussi sur le béton. Ce qui n’est pas recommandé pour les haches. Les voisins nous apporte généreusement tous les cageots qui contenaient les raisins après qu’ils aient fait leur vin et la cour en était remplie pendant quelques jours. Le matin, le froid nous pénètre et les hommes dans la file d’attente ont commencé à faire des feux dehors pour se réchauffer. Ils utilisent principalement les ordures qu’ils trouvent dans la rue. Ce matin, pour la fête de la Présentation de Marie au temple, il y a eu un lever de soleil délicatement joyeux comme en l’honneur de la Sainte Mère. Des nuages tout roses, bleus, bleu lavande, dorés et floconneux dans un ciel bleu foncé. Rien de sombre ni de somptueux comme si souvent dans les couchers de soleil, mais un petit spectacle comme pour une petite fille de trois ans, dansant sur les marches du temple où elle était amenée pour être instruite pour la première fois.
A côté du magasin de fromage, il y a une petite boulangerie qui répand la bonne odeur du pain dans l’air du matin. Entre les chaudes odeurs de boulangerie et la riche odeur du café de la Maison St Joseph dans un matin d’automne, les premières heures sont souvent des heures joyeuses. Tout spécialement en ce moment pour nous qui commençons, petit à petit, à pouvoir payer certaines de nos factures. Nous n’avons pas à nous demander désespérément si nous allons être capables de maintenir l’accueil de jour, si nous allons devoir nous détourner de ces visages pleins d’attente, nous regardant avec tant d’espoir pour être accueillis le matin. “Le meilleur café jamais servi”, disent-ils tous, et nous sommes d’accord avec eux tandis que nous prenons le petit déjeuner avec une tasse fumante et un petit pain.
Merci à Dieu pour les petites joies qui viennent d’un instant, avec un éclat de soleil levant qui éclaire les canyons entre les falaises des immeubles; avec une tasse de café chaud, et l’odeur et le goût du bon pain.
Nous avons rendu visite à un boulanger amical dans la rue qui nous donne régulièrement de grands sacs de jute plein du pain qui lui reste. En bas d’une volée de marches abruptes, il a son petit magasin dans un sous-sol blanchi à la chaux. Le boulanger y est propriétaire, patron et ouvrier. Il emploi un seul homme, qui conduit une voiture à cheval pour livrer le pain. Le patron va au travail à 9h du soir et travaille jusqu’à 11h du matin, pour mélanger, pétrir, et cuire ses miches croustillantes dans un grand four construit à une extrémité du sous-sol. Le four est chauffé avec un petit feu de charbon dans un coin, et il y a une lampe électrique dedans si bien qu’on peut voir les longues miches de pain qui brunissent, et qu’il enfourne, retourne et enlève avec dextérité, à l’aide d’une longue pelle et d’un coup de poignet. Il appartient à l’Eglise adventiste du 7e jour, et a des textes accrochés au mur et une pile de tracts qu’il distribue à ses clients. Il n’a rien contre les Catholiques, dit-il. Nous devrions tous nous aimer les uns les autres et c’est pourquoi il souhaite nous donner du pain tous les jours. Il nous apprendra également à faire du pain, n’importe quelle nuit où l’un d’entre nous voudra bien venir, et il viendra même à la ferme à Easton nous montrer comment construire un grand four.
C’est comme un village, ce quartier. Il y a une chaleur et une amitié, il y a des foyers où des gens sont nés et vient de longues années jusqu’à leur mariage, où ils reviennent pour les fêtes ou pour les deuils, et où ils sont finalement enterrés. Mais il y a aussi les aspects laids et sordides qui ne sont toujours que trop visibles. Des chambres surpeuplés, des immeubles envahis par les rats, de la vermine contre laquelle on doit toujours se battre, la boisson, les drogues et le vice, qui côtoient des maisons chaudes et bien gardées.
Il y a peu de temps, il y a eu un meurtre dans les parages dans la rue Mulberry, et quand les éditions spéciales ont proclamé dans les rues “Meurtre dans la rue Mott”, les voisins se sont sentis insultés et n’ont pas voulu acheter le journal. Le meurtre étaient dans la rue Mulberry. Quoi qu’il en soit, lorsque le coup a été tiré, les femmes se sont précipitées en dehors de chez elles, pensant à leurs maris, fils et frères. L’homme qui a été tué venait d’être relâché de Sing-Sing après avoir purgé une peine de 10 ans. Un des voisins dit tristement : “Presque chaque foyer de cette rue a un garçon en prison”.
John Mella vient d’entrer pendant que Teresa faisait ses devoirs, avec une grande boîte qui contenait un lapin extrêmement sale. Il a été blanc mais il est tout ébouriffé et sa bien triste situation a tout de suite attiré Teresa. Un garçon du voisinage voulait lui trouver un foyer et c’est notre maison qui a été choisie. Après tout, la maison Saint Joseph n’est-elle pas une maison d’hospitalité ? Nous avons d’autres rongeurs, mais pas qui ne sont pas des animaux domestiques, donc pourquoi pas un lapin ? Il se plairait sans doute avec les deux souris blanches. Si bien que maintenant, tandis que Teresa fait ses devoirs, le lapin explore sa nouvelle boîte. Il peut en sortir quand il veut, mais espérons qu’il ne grimpe pas dans le lit la nuit. Il sent assez fort pour le moment, mais espérons qu’une fois lavé il sera un compagnon plus agréable.
Une heure plus tard. A mon grand soulagement, trois petits garçons italiens viennent d’entrer à la hâte et ont réclamé leur animal.
“Ce que je voudrais vraiment”, a dit Teresa, “c’est un hérisson. Ils sont petits et ne piquent pas du tout si on les entraîne bien, et ils sont de vrais ennemis pour les cafards. Mais ils aiment se pelotonner dans les poubelles donc on est susceptible de les jeter avec si on ne fait pas attention.”
Est-ce que quelqu’un a un hérisson à envoyer au Catholic Worker ?
5. «Jour après jour”, janvier 1940 (The Catholic Worker, Janvier 1940, 5). Extraits.
Au début des années 1940, Dorothy Day s’intéresse particulièrement au sort des travailleurs très fragiles que sont les pêcheurs, et décrit de façon précise comment la coopération et l’organisation syndicale pourrait radicalement transformer un monde précaire et entretenu dans sa précarité par un système pernicieux. À son habitude, elle insiste, dans cet article de janvier 1940, sur l’importance de changer le système, sans se contenter d’en soigner les conséquences :
Aujourd’hui, Soeur Peter Claver, Teresa, deux lycéens qui nous servent de conducteurs, et moi sommes allés jusqu’à Pensacola pour voir les Frères Trinitaires et le travail qu’ils font pour les pêcheurs là-bas. (…)
Les voyages de pêche, qui emmènent les hommes jusqu’à la côte mexicaine, durent 28 jours, et, comme l’a dit l’un des hommes, s’ils gagnent 8 dollars pour leur participation, ils ont de la chance. (…) Ils ont trois ou quatre jours à quai, puis ils repartent. Pendant l’été, la pêche est maigre et peu de voyages sont faits. Le capitaine fera sortir les bateaux à condition qu’ils trouvent des hommes. On leur donne seulement cinq dollars, dont ils doivent utiliser un dollar pour la nourriture, deux pour l’essence, et un pour l’assurance, donc ils ont un dollar pour récompenser leur travail. (…)
La pêche est censée être un système participatif, ce qui implique que les hommes paient pour le fuel, la nourriture, etc., et ensuite sur ce qu’ils gagnent, la compagnie récupère environ 80 pour cent, le capitaine 10, le cuisinier et le mécanicien 1,5, et l’équipage 1 chacun. Il y a seulement deux compagnies de pêches, la Warren et la Saunders (…). En mer, les hommes ne boivent pas, mais à terre ils cherchent un remède à la tension et à la monotonie du travail dans l’alcool. (…) Les hommes sont de toutes nationalités et de tous les âges. Ils forment un bon groupe et les frères aiment travailler avec eux (…).
Il n’y a pas de syndicat, bien sûr. C’est dur de voir comme le sort des hommes pourraient changer. L’employeur n’a aucune pression pour leur donner une plus grande part des profits, et s’il le faisait, cela ne serait pas en soi une solution. Souvent, lorsqu’il y a une prise exceptionnelle et que le prix du marché est élevé, les hommes gagnent beaucoup plus d’argent, mais le reste ne change pas. En quelques jours, ils sont à nouveau fauchés. Alors que si le travail de déprolétarisation des hommes était fait, comme le recommande le Saint Père dans son encyclique, et qu’un mouvement coopératif était construit pour que les hommes deviennent propriétaires, le fait d’être propriétaires et responsables ferait beaucoup pour les changer et changer leurs vies. Mais il y a des difficultés gigantesques sur leur route. Si une douzaine d’hommes coopéraient pour acheter un bateau et s’en occupaient en part égales, alors il y aurait le problème du marketing. Personne ne leur ferait confiance, ne leur donnerait de la glace, ou n’achèterait leur produit. Beaucoup de ces smacks auraient à travailler ensemble pour y arriver. Une solution serait que les hommes trouvent leurs propres marchés, en vendant à des institutions catholiques, par exemple. Mais cela impliquerait que les hommes et les institutions coopèrent. Si bien qu’on en revient à nouveau à la base – la nécessité d’une éducation (l’éducation des institutions aussi bien que des hommes) pour reconstruire l’ordre social. Il faut commencer à un moment, à moins que nous ne souhaitions laisser les choses devenir pire, que les hommes dégénèrent jusqu’à être une foule incapable de penser, exploitée par des démagogues, pour être finalement utilisés dans une révolution. (…) Le travail charitable n’est pas suffisant. Nous devons aller à la racine. Cela peut sembler être un travail sans espoir, mais si les Communistes ont suffisamment confiance dans leurs solutions économiques pour essayer d’endoctriner les masses, pourquoi les autres auraient moins de foi dans leur frère ? Nous recommandons certainement que des cercles d’étude soit fondés là bas (…). Aussi bien à Philadelphie qu’à New York nous avons rencontré des pêcheurs intéressés par la création d’une coopérative de pêche, et si c’est possible dans de grandes villes, pourquoi pas dans une petite comme Pensacola, où il n’y a que deux cents pêcheurs ?
Source : site du mouvement Catholic Worker – “The Catholic Worker Movement” – www.catholicworker.org