Conférence organisée le 26 novembre 2020. Avec M. Leszczynski, peintre d’icônes.
Lorsqu’on entre dans une église orthodoxe, quelle est la première chose que l’on remarque ? La présence des icônes dans l’espace liturgique, et au cœur même de la liturgie. L’icône occupe une place particulière pendant la liturgie : on place des cierges devant les icônes, on les embrasse, on les dispose dans un endroit en hauteur dans la maison, souvent orienté vers l’Est, afin de les avoir toujours en vue. On se tourne ainsi vers le lever du Soleil, qui symbolise la parousie du Christ. Liturgie et icônes sont ainsi fortement liées dans la mesure où elles manifestent toutes deux un mystère.
• Contexte culturel
L’icône est l’image chrétienne spécifique, celle qui représente la foi chrétienne dans sa totalité. Elle nous ouvre vers un autre monde. Pour comprendre d’où elle vient, il faut cependant retourner à la période pré-chrétienne, précisément au IVème siècle avant Jésus-Christ, à l’époque des conquêtes d’Alexandre le Grand. Alexandre le Grand ouvre en effet la Grèce vers l’Orient. La culture hellénique offre alors une synthèse entre Orient et Occident, notamment sur le plan artistique. Le caractère vernaculaire de la langue grecque permet notamment une circulation rapide des idées et des représentations. Dans ce monde hellénique, l’image occupe une place tout à fait particulière. Lorsque le christianisme apparaît, il se développe ainsi dans un monde particulier où l’image a une place très importante. Par ailleurs, la religion juive, contrairement à ce que l’on peut croire, accordait alors une place importante aux images. Voici par exemple diverses représentations bibliques peintes sur les murs de la synagogue de Doura Europos (3ème siècle, Syrie).
• Les origines de l’image du Christ
Pour comprendre d’où vient l’icône, il faut également se demander quelle est la place du visage dans les traditions juive et chrétienne ? Si l’on se tourne vers l’Ancien testament, on voit bien sûr que Dieu a créé l’homme « à son image ». On trouve de nombreuses références, également, de la recherche du « visage de Dieu », de la « face de Dieu », notamment dans les psaumes. Cependant, même si des prophètes ont vu des apparitions théophaniques, le visage de Dieu reste un mystère. Dans l’Ancien testament, si un homme voit Dieu, il meurt. Dans le Nouveau testament, avec l’incarnation, tout change. Dieu se manifeste dans un homme tout à fait concret qui, par l’union de ses deux natures humaines et dـivine, a un visage. Dieu a un visage (à ce propos, « Pensées sur le visage de Jésus », petit ouvrage de Benoit XVI publié en France aux éditions « Parole et Silence »). Dans le Nouveau testament, Saint Paul parle sans cesse de l’image (eikôn) pour dire que le Christ est l’image du Dieu invisible. L’image est bien plus que la ressemblance, elle est liée à l’intégrité de la personne. La vision devient centrale dans la relation de l’homme à Dieu. Dans l’Evangile selon Saint Jean, dans ses épîtres et dans l’Apocalypse, l’évangéliste témoigne sans cesse de ce qu’il a « vu ». Avec le Nouveau Testament, naît ainsi une nouvelle théologie de l’image qui sera ensuite développée dans l’art chrétien.
Les premiers écrits chrétiens sur les images datent des Ier-IIème siècles. Quant aux premières images chrétiennes, on les trouve dans les catacombes. De nombreux symboles païens sont alors adoptés par les chrétiens. Ils ont souvent un caractère héraldique, ils doivent transmettre un passage de la Bible et son interprétation. Les sujets de prédilection sont la la mort et à la vie après la mort (voir représentations de Jonas par ex). Ce sont souvent des événements de l’Ancien testament annonçant des événements du Nouveau Testament (Jonas qui sort de la baleine après trois jours, traversée de la Mer rouge). Les représentations dans les catacombes ont ainsi un sens mystagogiques (elles introduisent au mystère) mais ce ne sont pas encore des icônes. Le christianisme introduit un nouveau rapport à l’invisible et à l’au-delà, qui transforme le rapport à l’image. Le chrétien croit en effet que le baptême nous fait entrer dans la personne du Christ et nous ouvre la voie vers son Royaume. Il y a cette ambiguïté entre le Royaume qui vient et qui est aussi déjà parmi nous. L’au-delà est déjà présent : c’est là le cœur de la théologie de l’icône.
Les origines de l’icône doivent donc plutôt être recherchées en Orient, en particulier en Egypte et en Syrie. Le sens de l’image chrétienne vient de l’Orient. Les portraits du Fayoum ont à cet égard une importance particulière. Il s’agit de portraits funéraires de l’Egypte romaine (Ier-IIIème siècle). Ce sont des visages, disposés sur des momies, les yeux grands ouverts . Dans la religion égyptienne, la mort et la vie après la mort occupent déjà une place très importante. La vie était la préparation de la vie après la mort. Pour les anciens égyptiens, l’identité de la personne occupait une place fondamentale, la personne avait vocation à persister après la mort. Trois éléments devaient ainsi rester intacts pour assurer l’existence de la personne après la mort : le nom (qui était répété), le corps (embaumement, momification), le visage qui devait aussi être restitué de manière à ce que l’âme puisse reconnaître le corps du défunt après la mort. A partir du Ier siècle, au lieu de poser des masques sur le visage du défunt, on peint ainsi des portraits à l’encaustique (cire chaude) que l’on place dans le tombeau à la place du visage. Ces portraits du Fayoum sont marqués par une forte influence de l’art gréco-romain : visages de face, qui nous regardent, yeux très grands. Les portraits du Fayoum se développement surtout au IIIème siècle. Dans le papyrus d’Honefer, on voit une scène de jugement : Osiris (lui-même ressuscité), juge des morts, soupèse les coeurs. C’est seulement en lui que l’on peut obtenir la vie après la mort. Dans une scène du Ier siècle, on voit un défunt : il est entouré par Anubis, qui le présente à Osiris (Linceul de Saqqarah, 1er siècle après Jésus-Christ). Le défunt et Osiris nous regardent ; Anubis est de profil. Lorsqu’un personnage d’une image nous regarde, on entre dans une relation particulière avec cette image. L’image permet également de rester en communion, en contact, avec celui qui nous a déjà quitté.
Ainsi, le christianisme n’invente presque rien, il donne un nouveau sens à des éléments qui existaient déjà. Les icônes s’inspirent avant tout de l’art funéraire oriental, de l’idée d’une vie après la mort
Les images des saints ressemblent au début à celle des défunts ordinaires. L’icônes copte de Saint Serge et Saint Bacchus, sans doute réalisée à Constantinople vers le IVème siècle et aujourd’hui présentée au musée copte du Caire, est clairement issue de l’art funéraire.
• Conversion de Constantin et l’Empire romain : influence sur le développement de l’icône.
Cette époque a en réalité été très difficile pour le Christianisme. En effet, l’Eglise s’opposait jusqu’alors au Royaume terrestre de l’Empire et était tourné vers le Royaume de Dieu. Il y avait une claire opposition entre les deux royaumes : le christianisme n’est pas de ce monde mais il est pour la vie du monde.
Avec la conversion de l’Empire romain et de Constantin, tout change : le christianisme est désormais du côté du pouvoir et c’est son identité même qui est en jeu. C’est aussi l’époque des grands Conciles, des débats sur la nature du Christ, de la Trinité, etc. Ces débats ont naturellement des conséquences sur le développement de l’art chrétien.
C’est aussi une période d’ouverture du christianisme – avec également un enjeu de maintien de l’identité chrétienne au moment où le christianisme passe du côté du pouvoir. Époque des grands débats théologiques sur la trinité, la nature du Christ, les hérésies, etc. Tous ces débats ont naturellement une influence sur l’art chrétien. A la même époque sont construites les premières églises, souvent orientées vers l’Est. Elles ont un caractère iconique. Elles nous rappellent que le sens de notre vie ne vient pas de ce monde. Le sens de notre vie est auprès du Christ. Les images représentées dans les premières Églises montrent la Jérusalem céleste au moment de la Parousie, ou encore le retour du Christ en gloire descendant du ciel. Ces images sont essentiellement de nature eschatologique.
Le sens du rassemblement dans les premières églises, et de la liturgie, est donné par ces images. C’est l’époque des grands débats christologiques sur la nature du Christ. Selon l’arianisme par exemple le Christ n’est pas consubstantiel au Père car il a été créé dans le temps. Dans une fresque de cette époque, les lettres Alpha et Omega sont représentées autour du visage du Christ : toute l’histoire du début à la fin passe par le Christ.
Il faut bien voir que les icônes sont alors liturgiques, elles sont faites pour être vues en communauté pendant la liturgie. C’est à ce moment qu’apparaissent également les icônes qui représentent des fêtes. L’apparition d’une nouvelle fête chrétienne donne toujours lieu à une nouvelle image. L’image n’illustre pas la parole mais la complète. C’est au VIème siècle que les icônes se développent fortement. Représentation, notamment des Saints. Développement de miracles proprement liés aux icônes : des icônes se mettent parfois à suinter du sang, etc.
• Crise de l’iconoclasme (730-843)
C’est la première fois que l’image chrétienne est contestée. Le caractère tardif de cette contestation est en soi étonnant. C’est aussi l’époque du développement d’une théologie de l’image. Jusqu’à présent une théorie de l’image chrétienne n’avait en effet pas été développée, en l’absence de toute contestation.
Mais, lorsque Léon III Isaurien, empereur, s’attaque alors aux icônes, considérant que les images chrétiennes constituent un héritage païen, une théologie de l’image doit se développer. Une distinction conceptuelle importante est alors développée entre adoration et vénération. Pour les théologiens de l’image, contester ou détruire les images, c’est alors remettre en cause les conséquences de l’incarnation, et notamment le Salut. Certaines églises sont alors vidées de leurs icônes, d’autres construites sans icônes.
Cette crise se termine seulement au milieu du IXème siècle (image d’une Eglise vidée de ses icônes). Réaffirmation de l’importance des icônes lors du Concile de Nicée II (787).
C’est sans doute à cette époque que l’on peut véritablement parler d’icône, en raison de l’armature théorique qui est alors développée autour de l’image chrétienne.