L’histoire du lieu : le Relais de Ménilmontant

mercredi 19 mars 2025 | Article, Témoignage

Avant le Dorothy, de 1975 à 2017, le 85 bis rue de Ménilmontant a accueilli la maison de quartier et centre social du Relais de Ménilmontant, qui devient dès sa création un lieu de vie central du quartier. Nous vous proposons ci-dessous le texte d’une conférence donnée au Dorothy en mars 2025 par Francis Raugel, trésorier du Relais de Ménilmontant pendant plusieurs décennies. Il décrit les origines, les actions et le sens du Relais. Le Dorothy s’inscrit lui aussi dans le courant, l’histoire et la vocation du christianisme social. Il nous importe de mettre en lumière la belle histoire de ce lieu qui nous accueille aujourd’hui. Ce passé nous oblige.

Histoire du Relais de Ménilmontant

Conférence de Francis Raugel (ancien trésorier du Relais de Ménilmontant) au Dorothy, le 19 mars 2025.

1. Le quartier

Le quartier Belleville-Ménilmontant est historiquement un quartier populaire qui a vu passer, depuis plus d’un siècle, de nombreuses vagues d’immigrants : Auvergnats, Berrichons, Antillais, Arméniens, Juifs de l’Est puis d’Afrique du Nord, Kabyles, Arabes, Africains noirs, Tamouls, Chinois…

Il a toujours accueilli des populations d’origines variées. Avant la dernière grande guerre, on y trouvait des Italiens et des Portugais fuyant les dictatures de Mussolini et Salazar, ainsi que des Juifs ashkénazes échappés des pogroms ou des Arméniens rescapés du génocide.

Après la guerre, ce fut l’arrivée des Juifs tunisiens, puis des personnes originaires d’Afrique du Nord venues prêter leurs bras à la construction des routes, des bâtiments, des automobiles… Ces arrivées étaient organisées par l’Office des migrations internationales.

Le quartier est aussi marqué par les engagements politiques et syndicaux : débats politiques, dernière barricade de la Commune de Paris…

Au début des années 1970, le quartier voyait arriver de nombreuses familles migrantes qui découvraient la France sans en connaître les conditions de vie et qui avaient de grandes difficultés à trouver un logement et à s’insérer.

2. Pierre Loubier

En 1970, Pierre Loubier était curé de Notre-Dame de la Croix à Ménilmontant.

Ancien élève de l’École de la France d’Outre-Mer (l’ENA des colonies), il fut marqué dans sa jeunesse par son expérience du travail obligatoire en Allemagne en 1943. C’est là qu’il rencontra le syndicalisme et la Jeunesse ouvrière chrétienne (JOC), ce qui fut à l’origine de sa vocation de prêtre.

Membre de la Fraternité des prêtres Charles de Foucauld, dont il fut le responsable international, il fut nommé curé de Ménilmontant en 1969.

C’était un homme remarquable, que je qualifierais de « dynamiqueur » et « dynamiteur » !

En 1973, il accueillit dans la crypte de son église les grévistes tunisiens de la faim jusqu’à ce qu’ils obtiennent des papiers. Il accueillit également une communauté de musulmans chassée de leur mosquée par des promoteurs.

En 1975, l’archevêché de Paris envisagea de vendre un terrain lui appartenant, situé au carrefour de la rue Henri Chevreau et de la rue de Ménilmontant. Pierre Loubier, soutenu par des paroissiens et des militants, obtint que ce terrain soit consacré :

  • d’une part, à la construction de 90 logements familiaux (dont la moitié constituerait une cité de transit pour les nouveaux immigrants et l’autre moitié, du logement social classique) ;
  • d’autre part, à un espace social destiné à aider à l’insertion des familles migrantes.

C’est ainsi qu’en 1976, le Relais est né.

Pierre Loubier réalisa également la création de l’Association pour les spectacles interculturels (ASPIC), qui ouvrit une boutique rue de Ménilmontant, le Ménilmuche, et engagea des actions de découverte interculturelle dans les écoles du quartier.

Pierre Loubier est décédé en 1986 d’une maladie du cerveau. Lors de son enterrement, l’imam de la mosquée de la rue de Tanger prononça un vibrant hommage.

3. Pourquoi Pierre Loubier a-t-il fondé le Relais Ménilmontant ?

« J’étais un étranger et vous m’avez accueilli. »

Cette phrase de l’Évangile de Matthieu est, je crois, celle qui a guidé en profondeur l’action de Pierre Loubier.

L’accueil, c’était d’abord construire des logements pour les migrants arrivants ou récemment arrivés. C’était aussi les aider à s’adapter à leur nouvel environnement :

  • en les accompagnant dans leurs démarches administratives ;
  • en leur apprenant le français ;
  • en soutenant leurs enfants dans leur scolarité ;
  • en proposant des activités aux adolescents ;
  • en aidant les femmes à maîtriser leur environnement ;
  • en permettant aux communautés de se retrouver, de garder des liens, de célébrer des fêtes ;
  • en favorisant les rencontres et l’intégration dans le quartier.

Pierre Loubier était un acteur profondément engagé dans la promotion de l’homme et la rencontre des cultures. Mais il faut souligner qu’il mena toujours cette action sans mettre en avant sa qualité de chrétien (et encore moins de prêtre), s’appuyant autant sur des chrétiens convaincus que sur des militants sociaux. Son action était « laïque » au sens le plus profond du terme.

4. La vocation du Relais Ménilmontant

Dès le début, le Relais Ménilmontant a eu une double vocation :

4.1. Apporter une aide socio-éducative aux populations du quartier

Des actions concrètes ont été mises en place :

  • Une halte-garderie pour 14 enfants de 3 mois à 3 ans, afin d’éveiller leur sociabilité et d’aider les mamans à mieux s’insérer en France.
  • Un accompagnement scolaire pour une cinquantaine de jeunes de 7 à 12 ans.
  • Un centre de loisirs.
  • Des ateliers, dont une initiation à la musique avec l’association Musique Espérance.
  • Une forte action d’alphabétisation pour une soixantaine de femmes.
  • Des permanences d’assistantes sociales.

4.2. Offrir un espace aux organisations et associations du quartier

C’est la fonction de maison de quartier, qui a été un élément très important dans la vie du Relais.

De très nombreuses associations ont été accueillies au Relais, qu’elles soient à vocation sociale, comme :

  • l’ASTI (Association de solidarité avec les travailleurs immigrés),
  • le MRAP,
  • la CNL (Confédération nationale du logement),
  • le DAL (Droit au logement),

ou à vocation culturelle, comme :

  • Radio Soleil,
  • l’Union franco-portugaise,
  • l’ACB (Association de culture berbère),
  • MLADOST (association yougoslave).

En 1993, le Relais a été à l’origine d’une association intermédiaire d’insertion pour les femmes, ANTINEA, dont la directrice était Hanifa Cherifi, ancienne responsable du secteur Femmes au Relais. Elle avait constaté que certaines femmes immigrées ayant suivi des cours d’alphabétisation et des formations d’aides ménagères ou d’assistantes maternelles rencontraient des difficultés à s’insérer professionnellement malgré les besoins existants.

5. Le Relais au carrefour des luttes de l’immigration

Par sa vocation de maison de quartier, le Relais est rapidement devenu un lieu de rencontres, débats, soutien, préparation d’actions et d’organisation de manifestations pour les différents groupes d’immigrés de l’environnement.

Le Relais devient un espace connu des luttes de l’immigration à Paris : on y prépare des tracts, on y organise des rassemblements…

Des militants de l’immigration comme Saïd Bouziri y viennent régulièrement. Il sera d’ailleurs plus tard élu administrateur, puis vice-président du Conseil d’administration du Relais.

Radio Soleil, créée à l’été 1981, a eu pendant un certain temps son studio au Relais (et son antenne émettrice sur le balcon de la chambre de Pierre Loubier, en haut de la cité du 2 rue Henri Chevreau !).

En 1983, un comité d’accueil de la Marche des beurs – plus précisément, la Marche pour l’égalité – se crée au Relais. Il y accueillera les militants de la Marche le 4 décembre pour un repas d’au revoir.

Après la Marche, plusieurs débats et rassemblements ont lieu au Relais. L’idée d’une deuxième marche est lancée : ce sera Convergence 84, dont la base officielle sera le Relais.

En juin 2013, un collectif d’associations constitué d’acteurs des Marches se réunit au Relais pour tisser le fil historique et symbolique.

Il faut souligner qu’au cours de cette histoire, si le Relais a souvent été au cœur des mouvements qui ont parcouru l’immigration, il n’a jamais été l’organisateur ou le pilote. Son rôle était d’accueillir, soutenir, conseiller, mais pas d’agir directement.

6. Le Relais est-il un lieu chrétien ?

Si le Relais a été fondé par un prêtre catholique et présidé pendant longtemps par un catholique, s’il a comporté des chrétiens dans son Conseil d’administration, il n’a pour autant jamais été un « lieu chrétien ».

Au contraire, il a toujours veillé à être un lieu « laïc », en ce sens qu’il offrait un cadre de neutralité et d’ouverture à toutes les opinions, religions et pensées.

Cela n’empêche pas que tout le monde connaissait son origine et sa filiation, mais cela n’a jamais constitué un handicap dans ses missions.

L’arrivée massive d’immigrés dans les années soixante et début soixante-dix a incontestablement provoqué un mouvement d’une partie des chrétiens vers des actions de solidarité à leur égard.

Pour prendre un exemple, dans le MCC (Mouvement chrétien des cadres et dirigeants), en 1975, une commission sur la question des travailleurs immigrés a été créée. Elle venait s’ajouter à une commission « tiers-monde et développement » précédemment créée.

L’Église, globalement, prend conscience à cette époque des problèmes liés à la présence de plus en plus importante d’immigrés : création de la Commission épiscopale des Migrations, puis plus tard de la Commission pour le dialogue interreligieux.

Il y a donc, à l’époque, une sensibilité nouvelle et importante de l’Église de France et de beaucoup de chrétiens militants à la question de l’immigration et de ses conséquences en France.

La création du Relais se situe dans cette ambiance générale.

Pour ma part, mon engagement au Relais, comme dans la Commission Immigrés du MCC, et un peu plus tard dans le groupe œcuménique qui a mené un important travail de réflexion sur les questions liées à l’immigration, s’inscrit dans ce mouvement général de l’Église et de nombreux chrétiens de cette époque. C’était bien une manière de répondre à l’interpellation du Christ rappelée tout à l’heure.