Depuis l’invasion russe de l’Ukraine en février de cette année, la menace nucléaire semble de retour. Le 13 décembre, bravant le froid, Benoît Pelopidas, professeur à Sciences Po, est venu au Dorothy pour nous éclairer sur ce sujet. Dans son livre intitulé Repenser les choix nucléaires. La séduction de l’impossible (Presses de Sciences Po, 2022), le chercheur montre que la menace nucléaire, bien réelle, n’est pas pour autant une fatalité. Mais alors, doit-on avoir peur de la bombe ? Premier volet de notre cycle de conférences sur « La guerre ». Propos recueillis par Thomas Sentis, relus et corrigés par Benoît Pelopidas.
Pour beaucoup, la guerre nucléaire n’est pas une préoccupation quotidienne, en dépit des menaces de Vladimir Poutine. On se dit qu’au fond, personne n’osera appuyer sur le bouton. D’ailleurs, la France est protégée par le fait d’avoir la bombe : en somme, la dissuasion dissuade. Pourquoi faudrait-il donc s’en inquiéter ?
Il s’agit là d’un raisonnement courant : soit il y a la guerre nucléaire, et alors nous serons tous morts ; soit elle n’a pas lieu, et alors on n’a pas besoin d’y penser et vivrons mieux si nous n’y pensons pas. Nous aurions donc le choix d’être affectés ou pas par les politiques nucléaires. Mais nous n’avons pas ce choix. Nous, citoyennes et citoyens, sommes déjà engagés dans et mobilisés par les politiques nucléaires françaises. C’est le cas sur au moins trois plans. D’abord, en tant que contribuables, l’Etat attend que nous financions l’arsenal nucléaire français. Ensuite, nous déléguons notre autorité au président de la République qui peut dès lors mettre en œuvre la doctrine nucléaire nationale en notre nom. Enfin, nous nous constituons comme cibles prioritaires pour d’éventuels adversaires dotés de la bombe. C’est important : à titre d’exemple, la Russie a pour stratégie, si la dissuasion devait échouer, de détruire les armes nucléaires ennemies qui pourraient la frapper avant qu’elles ne soient lancées. Être doté de la bombe, c’est donc assumer un certain nombre de coûts et de risques qui sont bien présents, aujourd’hui et maintenant, et qui ne relèvent pas seulement de l’hypothétique improbable.
L’armement nucléaire apparaît généralement, dites-vous, comme le résultat d’une mécanique de « prolifération nucléaire » : les Etats qui le peuvent se doteraient nécessairement de l’arme nucléaire. Il s’agirait d’une nécessité à la fois au sens où c’est inévitable et au sens où c’est indispensable à l’équilibre et à la paix. En quoi ce discours de la prolifération est-il trompeur, selon vous ?
Il y a un sentiment d’inévitabilité qui commande les discours sur le nucléaire militaire. Si l’augmentation du nombre d’Etats dotés d’armes nucléaires était une loi de l’histoire, on ne pourrait rien faire de plus que de gérer cette inévitabilité. Il faut bien voir l’enjeu : la politique française nucléaire a été initiée dans un contexte de ce qui apparaissait comme une prolifération nucléaire, et elle se fonde encore aujourd’hui sur cette idée. Pourtant, les chiffres montrent qu’il n’y a pas de prolifération nucléaire inévitable. La majorité des Etats ont choisi une stratégie de sécurité nationale non nucléaire. Parmi la minorité des Etats qui ont entamé des programme d’armement nucléaires, une majorité y a renoncé et ce renoncement n’est pas explicable par un parapluie nucléaire de sécurité ou l’absence de capacités. Les Etats dotés d’armes nucléaires ont joué un rôle important dans ce phénomène de prolifération en valorisant les armes nucléaires et en transférant la technologie. Est ainsi apparue l’illusion d’une technologie intrinsèquement désirable et son corollaire : une prolifération inévitable. Or, aucun Etat doté aujourd’hui ne l’est devenu sans l’aide d’au moins un membre permanent du Conseil de Sécurité des Nations Unies et aucun d’entre eux n’est irréprochable en matière de prolifération. L’exemple de la Norvège est parlant : cet État, qui partage une courte frontière avec la Russie près de la base de sous-marins nucléaires de Mourmansk, a décidé de ne pas se doter d’arme nucléaire, non par manque de moyen, mais par refus de se constituer comme cible prioritaire de la Russie. Ses militaires ont considéré que la possession d’armes nucléaires était une menace de sécurité, pas une garantie de sécurité. Il n’y a donc pas de « déterminisme capacitaire » – idée selon laquelle tout pays capable d’un programme nucléaire militaire le développera nécessairement. Se doter d’armes nucléaires est un choix politique.
Une vulnérabilité nucléaire ?
A ce modèle de la prolifération, vous opposez celui de la vulnérabilité. Quelles sont les vulnérabilités auxquelles la situation nucléaire nous expose ?
Il faut comprendre qu’aujourd’hui, des explosions nucléaires restent possibles pour plusieurs raisons. D’abord, la doctrine de dissuasion nucléaire exige de maintenir la possibilité de l’emploi dans l’espoir de produire l’effet dissuasif. Ensuite, les Etats dotés d’armes nucléaire et l’alliance nucléaire qu’est l’OTAN n’ont pas de doctrine de non-emploi en premier des armes nucléaires. Seules la Chine et l’Inde ont adopté une telle doctrine. Par ailleurs, de nombreux Etats dotés ne se sont pas engagés à ne pas utiliser leurs armes contre des Etats non dotés en signant les protocoles additionnels des traités instituant des zones exemptes d’armes nucléaires. Autre indice de la possibilité continuée d’explosions nucléaires, la taille des arsenaux américain et russe n’est pas explicable par le seul objectif de dissuasion. D’autres missions, telles que la limitation des dommages en frappant les armes ennemies avant qu’elles ne soient lancées si la dissuasion devait échouer, suggèrent également la possibilité continuée d’explosions nucléaires. D’ailleurs, des simulations, y compris des simulations mobilisant les membres du Conseil de Sécurité Nationale du Président Obama ont abouti à l’emploi de ces armes. Il faut aussi ce souvenir que l’on a maintenant démontré que dans certains épisodes précis, l’emploi d’armes nucléaires a été évité par chance. Hiroshima et Nagasaki ne doivent pas occulter toute l’histoire du nucléaire jusqu’à aujourd’hui. Plus de 500 essais nucléaires atmosphériques ont été menés depuis. Certains, comme ceux menés par la France en Polynésie, ont eu de graves conséquences pour les populations locales qui ont longtemps été sous-estimées.
Pour résumer le propos, aujourd’hui, qu’elles soient volontaires ou accidentelles, de nouvelles explosions nucléaires sont toujours possibles. C’est ce que j’appelle la vulnérabilité matérielle qui caractérise notre situation. En cas de frappe délibérée ou accidentelle, la protection n’est pas possible. Or, nous avons du mal à accepter cette réalité de la vulnérabilité matérielle. La possibilité d’un décalage entre cette réalité et ce que nous croyons est ce que j’appelle la vulnérabilité épistémique. Si ce décalage se confirme, cette vulnérabilité devient de la confiance excessive. Prenons la question de l’explication de l’absence d’explosions nucléaires non désirées. Nous nous convainquons par facilité qu’elle équivaut à un succès de la dissuasion nucléaire et des pratiques de contrôle qui lui sont associées. Or, j’ai pu montrer que dans plusieurs épisodes, c’est la défaillance de pratiques de contrôle ou des facteurs indépendants de pratiques de contrôle qui ont été nécessaire à l’issue non catastrophique.
Cette vulnérabilité semble d’autant plus actuelle dans le contexte de la guerre déclenchée par la Russie cette année. Pourtant, l’arme nucléaire continue d’apparaître comme un bouclier contre la menace russe. La dissuasion fonctionne-t-elle à l’heure actuelle ?
Cette question comporte le danger d’une pensée contrefactuelle peu rigoureuse. Prenons l’exemple de l’Ukraine : d’aucuns imaginent que si l’Ukraine avait gardé les armes présentes sur son sol en 1994, elle n’aurait pas été agressée par la Russie dès 2014. Mais ce raisonnement doit être fait sérieusement. Si l’Ukraine avait gardé un arsenal nucléaire, désir extrêmement marginal à l’époque au sein de la Rada ukrainienne, cela lui aurait coûté plus cher que son système de santé et que son système d’éducation : cela l’aurait tout simplement ruinée. Elle aurait ainsi perdu les 30 milliards de dollars d’aide occidentale reçus au cours de cette période. Elle ne disposait pas de tritium gazeux qui aurait permis d’entretenir les armes. Peut être plus important encore, la Russie aurait alors été en situation d’infraction de son obligation de non-prolifération dans le cadre du Traité de Non-Prolifération, la plus grosse infraction de l’histoire nucléaire puisque l’Ukraine aurait hérité de milliers d’armes ex-soviétiques. Il est donc fort probable que la Russie se soit aussitôt saisi des armes, ce qu’elle aurait fait avec l’assentiment probable des Etats-Unis et de la communauté internationale qui avait posé la non-prolifération comme objectif. Cette possibilité d’une Ukraine dotée d’armes nucléaires n’existe tout simplement pas. Si on l’imagine, il faut rigoureusement prendre la mesure de ses conséquences dévastatrices pour le pays. Ceci dit, la question doit être précisée. Quand vous dites que la dissuasion fonctionne, il faut toujours préciser dissuader qui de faire quoi avec quels moyens. Ne tombons pas dans le piège de supposer que la menace de représailles nucléaires dissuade toujours les ennemis de tout ce dont on voudrait les dissuader et qu’elle seule peut faire cela.
Prenons alors l’exemple de la Pologne : est-elle protégée par le parapluie nucléaire de l’Otan ?
Imaginer que la menace de représailles nucléaires dissuade Monsieur Poutine d’attaquer d’autres pays – la Pologne ou d’autres États de l’Otan – suppose qu’il est déterminé à les attaquer d’une part et qu’il est prêt à tout pour survivre d’autre part. Si l’on fait ces suppositions, on peut imaginer d’autres moyens de dissuasion plus crédibles que la menace de frappe nucléaire. Dans ce scénario, les Etats-Unis disposent de moyens militaires classiques, en particulier une force de frappe aérienne considérable.. Il faut bien voir que la menace de frappe nucléaire n’est, à chaque fois, qu’un instrument parmi d’autres dans l’arsenal de la dissuasion. L’Otan n’est pas qu’un parapluie nucléaire, elle est d’abord une alliance diplomatique et militaire entre États. Ces États mettent d’ores et déjà en œuvre des moyens importants pour entraver la progression des forces russes en Ukraine. Par ailleurs, l’idée selon laquelle un Etat doté – directement ou non – de l’arme nucléaire ne peut être attaqué est une erreur historique. Les exemples du contraire sont multiples : en 1950, les troupes de la République populaire de Chine n’ont pas été dissuadées d’attaquer la Corée par l’arsenal américain ; lorsqu’une coalition de pays arabes (Syrie, Egypte, Jordanie) attaque Israël en 1973, le pays est déjà doté de l’arme nucléaire et ses adversaires le savent. En 1969, un conflit frontalier éclate entre la Chine et la Russie, deux puissances nucléaires ; en 1979, le Vietnam a mené une guerre contre la Chine nucléaire ; en 1982, l’Argentine envahit les îles Falklands, territoire de la puissance nucléaire britannique ; en 1990, l’Irak a ignoré les menaces nucléaires américaines, comme la Serbie en 1999. L’étude de ces cas démonte que la possession d’armes nucléaires ne sanctuarise pas un territoire.
Même si l’on est convaincu de la réalité de la menace nucléaire, elle demeure souvent irreprésentable. Comment se la figurer ?
Dans un article paru récemment, j’étudie les gestes esthétiques qui donnent à voir la menace. Pendant la guerre froide, certains cinéastes sont parvenus à rendre sensible cette possibilité, notamment en montrant le début de la guerre nucléaire ou ses effets. Mais deux autres gestes esthétiques permettent de dépasser notre incrédulité sur les vulnérabilités nucléaires sans produire un spectacle de violence nucléaire. Il s’agit alors de problématiser la complaisance ou de mettre le spectateur en situation d’attente apocalyptique. Dans I live in fear (1955), Kurosawa renvoie dos à dos deux folies : celle d’un homme paniqué par la perspective de l’apocalypse, et celle de sa famille qui y est indifférente et finit par faire interner celui qui porte ce souci. Il nous met en tant que spectateur en situation de problématiser la complaisance eu égard à cette vulnérabilité. Tarkovski, dans Le Sacrifice (1986), situe son drame dans le bref sursis qui précède l’annihilation. A chaque fois, la menace est rendue sensible. Mais après la guerre froide, le motif de l’apocalypse nucléaire disparaît des écrans. A ce titre, le remake en 2011 de La Planète des Singes est emblématique : d’un monde post-guerre nucléaire dans le film de 1968, on passe à la menace d’un virus qui décime l’humanité. Il faudrait, aujourd’hui, retrouver les gestes artistiques qui placent les spectateurs dans une situation dans laquelle la réalité de cette vulnérabilité est saisissable et où ils peuvent dépasser leur incrédulité quant à la possibilité d’explosions nucléaires.
Pour aller plus loin :
Benoît Pelopidas, Repenser les choix nucléaires. La séduction de l’impossible, Paris, Presses de Sciences
Po, 2022 et la présentation de l’ouvrage sous forme d’un entretien avec Fabien Escalona (avril 2022) et
d’un podcast.
Benoît Pelopidas, « Imaginer la possibilité de la guerre nucléaire pour y faire face. Le rôle de la culture
populaire visuelle de 1950 à nos jours », Cultures & Conflits, 2021/3-4 (n° 123-124), p. 173-212, présenté
et discuté avec Yannick Rumpala au Festival des idées de la ville de Paris.
Site du programme d’étude des savoirs nucléaires (en accès libre et gratuit)