Depuis quelques semaines, je donne des cours particuliers de français à P… Je l’aide à préparer un concours de la Fonction publique qui lui permettrait de devenir agent d’entretien titulaire. Nous nous voyons une fois par semaine. À chaque cours, P… se confond en excuses à mon égard : elle est désolée de prendre de mon temps, de ne pas faire suffisamment de progrès, de commettre les mêmes erreurs de séance en séance… Lorsque je lui demande un exercice et que je m’éloigne le temps qu’elle le réalise, je l’entends qui se houspille elle-même : « Nulle, tu es nulle… Ce n’est pas bien… Tu n’as pas honte ? » Plus que de la honte, je crois qu’elle ressent de la gêne. Elle est convaincue qu’à cause de personnes « comme elle », des personnes « comme moi » gâchent leur vie pour rien. Selon cette conception, les premières seraient le fardeau des secondes. J’ai tendance à penser que la vérité est tout autre : que les riches sont le fardeau des pauvres ; que ce sont les pauvres qui peuvent nous sauver, nous, les riches bien portants et sûrs d’eux-mêmes, en nous faisant prendre conscience de notre vulnérabilité et de notre besoin de salut.
Je m’interroge sur les causes de cette attitude si profondément ancrée chez P… Est-elle provoquée par ce que je dis ou par ce que je fais ? Y a-t-il un problème dans la méthode de travail que je lui impose ? Je ne crois renvoyer aucun sentiment d’impatience ou d’insatisfaction. J’effectue ce cours par choix, j’apprécie cette heure hebdomadaire passer avec P…, à essayer de l’accompagner dans la préparation de son concours. Je ne pense pas non plus trop exiger d’elle. La preuve en est qu’elle fait des progrès notables et saisit de mieux en mieux l’enjeu des exercices demandés. Pourtant, quand je la félicite, un sourire voilé de légère tristesse se dessine sur son visage. « Tu es gentil » me répond-elle et cette phrase sonne comme s’il ne pouvait y avoir aucun bienfondé à mes compliments scolaires.
Je décris cette situation à un ami, vieux briscard au cœur tendre, routier expérimenté des relations humaines.
Lui : « Que lui dis-tu dans ces cas-là ? »
Moi : « Je lui dis que c’est bien, qu’elle progresse… J’essaye de lui renvoyer de la douceur… Je lui dis qu’elle ne vole pas mon temps et que je suis content de l’aider. »
Lui : « Mais aimes-tu lui donner ce cours ? »
Moi : « Oui… »
Lui : « Il faut lui dire clairement. Lui dire que tu aimes ce temps ; que ce temps que tu donnes est aussi un temps où tu reçois ; que vous passez un bon moment ensemble. Il faut qu’elle le sache. Si elle le comprend, la colère qu’elle a contre elle-même sera en partie compensée par la joie qu’il y a à te savoir heureux de l’aider. »
Ces paroles ont été une lumière et cette lumière a eu son efficace. J’ai appliqué le conseil d’autant plus facilement que ces mots reflétaient ce que je vivais intérieurement. P… est plus sereine, moins dure avec elle-même. Une égalité nouvelle anime notre relation durant ces cours. Ni l’égalité des savoirs, ni l’égalité des avoirs, mais une égalité d’un autre genre : l’égalité des estimes réciproques, de la considération reçue de la part d’autrui, de la joie d’être réunis pour ce travail enrichissant pour l’un comme pour l’autre. Le sentiment d’être une charge dont on s’occupe s’est atténué chez P… Je la sens plus légère, moins prompte à penser que j’ai forcément quelque chose de bien mieux à faire.
La conscience du bonheur que l’autre trouve à se donner à nous facilite l’amour envers nous-même. Donner et recevoir sont joints quelque part dans nos cœurs invisibles.
Soma