Deux articles suivis d’un extrait de conférences pour mieux comprendre la pauvreté selon Dorothy Day.
Le premier article, tout à fait dans l’esprit des articles de Dorothy Day, est un appel radical à la “pauvreté volontaire”, qui préfigure les discours de la décroissance et qui prône avant l’heure la sobriété heureuse, la consommation de produits locaux, le refus de la société de consommation avant même son avènement…
Le deuxième article, écrit en 1945, précise un peu mieux ce que Dorothy entend par “pauvreté”, en opérant un va et vient entre deux définitions de la pauvreté : la pauvreté subie qui est une plaie sociale, la pauvreté volontaire qui nous rend semblable au Christ. La pauvreté est un état de dépouillement qui nous rend dépendant d’autrui, mais la question est de savoir si cette dépendance engendre une perte de liberté ou au contraire une plus grande liberté, et donc de savoir s’il faut la combattre au contraire la choisir comme mode de vie.
Pauvreté et pacifisme
Dorothy Day
The Catholic Worker, December 1944, 1, 7.
Le mois dernier j’ai médité sur l’usage des armes spirituelles. (…). L’amour pour l’humanité de notre Seigneur est l’amour de notre frère. La seule façon dont nous pouvons montrer notre amour pour Dieu est par l’amour que nous avons pour notre frère. “Ce que vous avez fait à l’un de ces plus petits de mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait.”
Aimer son frère implique une pauvreté volontaire, de se déposséder, de se dévêtir du vieil homme, de s’oublier, etc. Cela implique aussi de ne pas participer à ces conforts et luxes qui ont été fabriqués via l’exploitation d’autres personnes. Tant que nos frères souffrent, nous devons avoir de la compassion pour eux, souffrir avec eux. Tant que nos frères souffrent du manque de produits de première nécessité, nous refuserons de profiter de confort. Ces résolutions, quelle que soit la difficulté qu’on peut avoir de s’y tenir, quelle que soit la fréquence de nos échecs et de nos recommencements, font partie de la vision et la vue à long terme que Peter Maurin a essayé de nous transmettre ces dix dernières années. (…)
La pauvreté résultera de notre examen de conscience en ce qui concerne les emplois. (…) Si ces emplois ne contribuent pas au bien commun, nous prions Dieu pour la grâce de pouvoir les abandonner. Est-ce qu’ils ont quelque chose à voir avec le fait d’abriter, de nourrir, de vêtir ? Est-ce qu’ils ont quelque chose à voir avec les oeuvres de miséricorde ? Frère Tompkins dit que chacun devrait être capable de situer son emploi dans une catégorie des oeuvres de miséricorde.
Cela exclurait les emplois dans la publicité, qui ne fait qu’augmenter les désirs inutiles des gens. Dans les assurances et la banque aussi, qui sont connus pour exploiter les pauvres du pays et des autres pays. Les banques et les compagnies d’assurances se sont emparés de la terre, ont construit des fermes, des ranchs, des plantations de 30 000, 100 000 acres, et ont dépossédé les pauvres. Les sociétés de prêt et de finance les ont encore plus escroqué. Les films, la radio, les ont encore plus asservis. Si bien qu’ils n’ont pas de temps ni de réflexion sur leur vie, aussi bien spirituelle que corporelle. Tout ce qui a contribué à leur misère et à leur dégradation peut être considéré comme un mauvais emploi.
Si nous examinons notre conscience de cette façon, nous serions bientôt attiré par le travail manuel, le travail humble, et nous deviendrions plus comme notre Seigneur et notre sainte Mère. La pauvreté implique de ne pas participer. Elle implique ce que Peter appelle un mode de vie régional. Cela implique de renoncer au thé, au café, au cacao, au pamplemousse, à l’ananas, etc., aux choses qui n’ont pas poussé dans la région où l’on vit. Un jour de l’hiver dernier, nous avons acheté des broccoli qui portaient l’étiquette d’une entreprise agricole en Arizona ou au Texas, où nous avions vu des hommes, des femmes et des enfants travailler à deux heures du matin avec des lampes de mineurs sur le front, afin d’éviter la chaleur torride du jour, qui atteignait parfois plus de 50°C. C’était des migrants sans abri, ils sont environ un million aux Etats Unis. (…) Pour eux il n’y a pas de place dans l’auberge.
Nous ne devrions pas manger de nourriture produite dans de telles conditions. Nous ne devrions pas fumer, non seulement parce que c’est une habitude inutile, mais aussi parce que le tabac appauvrit l’âme et paupérise les fermiers, et implique que des femmes et des enfants travaillent aux champs. La pauvreté implique d’avoir le strict minimum en ce qui concerne les vêtements et de vérifier qu’ils sont fait dans des conditions de travail décentes, avec des salaires et des horaires corrects, etc. L’étiquette syndicale essaie de le garantir. Vu les conditions dans les ateliers de lainages, ce serait mieux d’élever soi-même moutons, chèvres et lapins angoras, et de filer, tisser et faire ses propres couvertures, bas et costumes. Beaucoup de groupes, dans le pays, essaient de faire cela, à la fois comme remède au chômage et pour avoir un mode de vie plus agréable.
(…) La pauvreté implique de ne pas rouler sur du caoutchouc tant que des conditions de travail horribles sont la norme dans l’industrie du caoutchouc (…). La pauvreté implique de ne pas utiliser le chemin de fer tant que de mauvaises conditions de travail existent dans les mines de charbon et les usines d’acier. (…) Les chemins de fer ont été construits par le vol et l’exploitation etc…
Encore au sujet de la sainte pauvreté, qui est la pauvreté volontaire
Dorothy Day
The Catholic Worker, February 1945, 1-2.
La clarification de la pensée est le premier élément du programme du Catholic Worker. Il ne peut y avoir de révolution sans une théorie de la révolution, dit Peter Maurin en citant Lénine. L’action doit être précédée par la réflexion. L’hérésie des bonnes oeuvres est une chose bien réelle, ces “maudites occupations”, comme Saint Bernard les appelle, qui empêchent les gens de penser. Nourrir les affamés, habiller les dévêtus, et abriter les sans-logis sans essayer également de changer l’ordre social afin que les gens puissent se nourrir, se vêtir et s’abriter eux-mêmes, revient à se contenter de palliatif. Cela revient à manquer de foi dans ses semblables, dans leur responsabilité en tant qu’enfants de Dieu, héritiers du paradis.
Bien sûr les pauvres “nous en aurons toujours parmi nous”. Cela nous a été envoyé, encore et encore, en général avec ce commentaire : “Pourquoi essayer de changer les choses dont notre Seigneur a dit qu’elles seraient toujours avec nous?” Mais Il n’a certainement pas prévu qu’il y en aurait autant.
(…)
L’important message que Peter Maurin a pour le monde aujourd’hui est le message de la pauvreté volontaire, un message qu’il a prêché par la parole et par l’exemple. Il est le pauvre le plus véritable parmi nous. Et parce qu’il a choisi d’être pauvre, il est resté libre ; il a du temps pour penser. Il a vécu une vie riche et abondante à cause de cette même pauvreté. “Je pense que votre message le plus vital est votre louange de la pauvreté” écrit John Cort ce mois-ci. Mais c’est le message le plus incompris.
(…)
Bien sûr, le pape Pie XI a dit que, quand une telle crise arrive, que ce soit le chômage, des incendies, des inondations, des tremblements de terre, etc., l’Etat doit se manifester et apporter de l’aide.Mais nous, dans notre génération, considérons de plus en plus l’Etat comme le généreux Oncle Sam. “Oncle Sam va s’en occuper. La question raciale, la question ouvrière, la question du chômage.” Nous serons tous enregistrés, mis dans des tableaux, employés ou assistés par une allocation, et aiguillés de clinique en clinique contraceptive. “De quel droit les gens qui ne travaillent pas auraient un bébé?” Combien de pauvres mères catholiques ont entendu cela pendant ces tristes années d’avant la guerre !
(…) Nous voyons ces idées qui s’exercent tout autour de nous. Nous voyons le résultat de cette façon de penser de tous côtés. Nous vivons avec les pauvres, nous faisons partie des pauvres. Nous connaissons leurs vertus et leurs vices. Nous connaissons leurs générosités et leurs extravagances. Leur générosité même les rend extravagants et imprévoyants.
S’il vous plaît, ne pensez pas que nous blâmons les pauvres quand nous parlons si franchement de leurs erreurs, qu’eux-mêmes aussi reconnaîtront. Ils ne veulent pas que les gens soient sentimentaux, que les gens les idéalisent. Je pense qu’ils se rendent très bien compte qu’ils ne sont que poussière, et une de nos missions aussi est de les faire se rendre compte qu’ils sont aussi un peu moins que des anges.
(…) Les gens disent fièrement : “(…) nous payons des impôts, ce n’est pas de la charité, ce n’est que justice.” Et ils étreignent leurs douceurs, leur liqueur, leurs films, leur radios, leurs dissipations, dans un vain effort pour trouver l’oubli dans le froid et la laideur, la plomberie qui fuit, l’eau froide, le manque de charbon, la laideur du logement, l’emploi affreux, (….)
Oui, ils paient des impôts, et c’est la ville et l’état et le gouvernement fédéral qui les volent et qui chapardent. Ils sont taxés pour chaque bouchée qu’ils mangent, chaque bout de chiffon qu’ils revêtent. Ils sont taxés sur leurs emplois (…). Ils ne sont pas seulement taxés, mais ils sont séduits. Leur vertu leur est enlevée. On fait d’eux des profiteurs de guerre, on les oblige à prendre la posture de l’usurier. La nation toute entière, chaque homme, femme et enfant, est obligé de devenir un profiteur – quel mot hideux – dans cette guerre.
(…) Oui, les pauvres ont été volé des bonnes choses matérielles de la vie, et quand ils demandent du pain, on leur donne une pierre. On leur a volé une philosophie du travail. Ils ont été trahis par leurs enseignants et leurs responsables politiques. On leur a volé leurs savoirs faire et on a fait d’eux des surveillants de machines. Ils ne savent pas cuisiner, on leur a donné la boîte de conserve. Ils ne savent pas filer ou tisser ou coudre – on les invite à aller chez Klein’s s’acheter une robe à 4,98.
(…) Le gouvernement s’occupe paternellement des gens, qui donnent leur soutien à ce gouvernement particulier. Naturellement, ils ne veulent pas en changer. Qui prendra soin d’eux si ce n’est le gouvernement ? C’est la question en ce jour où tout le monde se tourne vers l’Etat (…)
Ce sont des corps plus petits, des groupes décentralisés, qui devraient s’occuper de ces besoins.
La première unité sociale est la famille. La famille devrait s’occuper de ses propres membres, et, en plus, comme le disaient les Pères, “chaque maison devrait avoir une chambre pour le Christ, pour que l’hospitalité soit mise en pratique”. (…) Les gens plaident l’ignorance, ou disent “ce n’est pas ma responsabilité”. Mais nous sommes tous membres les uns des autres, donc nous sommes obligés en conscience de nous aider les uns les autres. La paroisse est l’unité suivante, et il y a les groupes locaux de la Société de Saint Vincent de Paul. Ensuite il y a la ville, et le corps plus large des organisations charitables. Et il y a les syndicats, où l’aide mutuelle et la charité fraternelle est aussi mise en pratique. (…) Mais à présent il existe une dépendance vis-à-vis de l’Etat. Les hôpitaux, autrefois catholiques, sont subventionnés par l’Etat. Les orphelinats, autrefois soutenus par la charité catholique, reçoivent leur aide de caisses de bienfaisance. Et quand ce n’est pas l’Etat, ce sont des parties de bingo !
(…) Nous devons continuer à parler de pauvreté volontaire, et de pauvreté sainte, parce que c’est seulement en consentant à nous dépouiller que nous pouvons revêtir le Christ. C’est seulement en aimant la pauvreté que nous aurons les moyens d’aider les autres. Si nous aimons la pauvreté, nous serons libres d’abandonner un emploi, de parler quand nous sentirons qu’il n’est pas bon de se taire. Nous pouvons parler de pauvreté volontaire uniquement parce que nous croyons que les Chrétiens doivent être des fous pour le Christ. Nous ne pouvons embrasser la pauvreté volontaire qu’à la lumière de la foi.”